Aurélie William Levaux fait partie de ces artistes impossibles à classer, dont l’œuvre est difficile à qualifier et à commenter. En constante évolution, elle ne se limite ni à un genre ni à une technique. Elle dessine, brode, peint, écrit... Elle crée sans le souci de plaire ni de vendre, que ce soit seule ou avec d’autres, en Belgique, en France, en Suisse ou ailleurs en Europe.
Depuis le début des années 2000, elle a publié presque une vingtaine de livres, notamment chez United Dead Artists, La Cinquième Couche, Atrabile, SuperLoto et Le-Monte-en-l’air. Elle a exposé seule ou en collectif et a participé à de nombreuses revues, dont Stripburger, Hey et Mon Lapin Quotidien de L’Association. Elle crée aussi des performances, parfois avec son compagnon Baptiste Brunello. Le Prix Atomium de la bande dessinée décerné par la Communauté française de Belgique est venu saluer en septembre 2018 un parcours déjà très dense et original, pour une artiste qui n’a pas quarante ans.
Le premier semestre de l’année 2019 a été riche de nouveautés pour Aurélie William Levaux. Avant deux livres sortis au mois de mai, un premier ouvrage est paru chez Atrabile en février. Nous évoquions La Vie intelligente, dont les originaux ont été récemment exposés à la galerie parisienne Arts Factory [1], en ces termes :
« Certains diront qu’il ne s’agit pas d’une bande dessinée quand d’autres lui refuseront le qualificatif de roman. Pourtant, ses dessins forment bien des séquences et ses textes imposent un récit où la fiction et le vécu se fondent en un ensemble proprement littéraire. (...) À la fois trivial et spirituel, La Vie intelligente recèle une beauté profonde. Celle de l’ordinaire, qui miraculeusement se poursuit, se reproduit de jour en jour. Oublier les moments sombres du passé, avancer malgré la noirceur du présent, faire abstraction d’un avenir possiblement catastrophique sans pour autant renoncer à le modifier un tant soit peu : ce sont peut-être certaines des clés d’une vie intelligente, et heureuse. »
Ces phrases, nous pourrions les reprendre pour ses livres édités au printemps. Avec d’infimes variations cependant, pour tenir compte de l’aspect à la fois changeant et éphémère du travail de l’autrice. Jouant avec les accents et les tons, du tragique au comique, les points de vue et les perspectives, de l’intime à l’universel, et les mots, de la grossièreté à la préciosité, Aurélie William Levaux passe son temps à s’observer et à observer le monde, s’apitoie sur ses états d’âme ou se met en colère contre ses velléités, ironise sur ses contemporains sans les mépriser, pour mieux se redéfinir, choisir une voie puis une autre, et finalement vivre mieux, et créer.
La voix d’Aurélie William Levaux résonne donc tout autant dans ses nouveaux ouvrages, qui laissent de plus en plus de place à l’écriture jusqu’à faire disparaître toute trace d’art visuel, que dans ses premiers livres, que nous pourrions davantage ranger du côté des romans graphiques. Si dans Le Jour de travail (Le-Monte-en-l’air), quelques dessins viennent encore ponctuer le rythme de la lecture, Bataille (pas l’auteur) (Cambourakis) est totalement dévolu à l’écrit, rejoignant en cela des formes de littérature plus classiques. Mais à chaque fois, c’est bien la même personnalité qui s’exprime et qui tisse ainsi une forte continuité d’un volume à l’autre.
Le Jour de travail se compose de courts textes pour l’essentiel consacrés, comme son titre l’indique, à des réflexions sur le monde du travail. Le ton est souvent badin ou étonné, parfois un peu plus grave et désespéré, mais l’ensemble est d’une drôlerie lucide sur notre société libérale. Une artiste y a-t-elle sa place ? Évidemment non semble répondre Aurélie William Levaux, d’autant que ses œuvres n’ont pas vocation à servir des valeurs ou à devenir des supports pédagogiques - biais qui, aux yeux du marché, rendent acceptables ou du moins rentables certains travaux. Ce n’est pas pour autant qu’il faut cesser de créer. D’abord parce que ce n’est pas plus absurde que d’effectuer ce travail présenté comme utile par les institutions politiques et économiques. Ensuite car l’artiste, à tout le moins AWL, comme elle signe parfois, n’a pas vraiment le choix : elle doit s’exprimer pour conserver sa santé mentale.
Créer est à la fois d’une urgence prosaïque et d’une importance quasiment transcendantale pour l’artiste. Non pas qu’elle accorde une valeur démesurée à ses propres vertus créatrices. Elle est d’ailleurs éternellement insatisfaite de ce qu’elle fait et préfère souvent s’arrêter brutalement pour ne pas finir par tout détruire. Les quelques corrections et repentirs qui apparaissent délibérément dans Le Jour de travail le montrent : il n’y a que peu d’écart entre le bouillonnement du cerveau et le geste de la main. Mais elle doit littéralement se débarrasser des idées, qu’il s’agisse de vastes réflexions ou de pauvres scories, qui encombrent son intellect et troublent ses affects.
Nous retrouvons la même nécessité dans Bataille (pas l’auteur), premier roman en solo d’Aurélie William Levaux [2] Constitué de très courts récits - de deux à quatre pages - écrits comme toujours à la première personne, Bataille... rejoint et approfondit la veine déjà creusée dans La Vie intelligente et effleurée également dans Le Jour de travail.
Comme dans des carnets, l’autrice relate ses joies et ses peines, ses révoltes et ses doutes, ses rencontres et ses oublis, ses espoirs et ses douleurs. De la difficulté à vivre en société, qui donne parfois envie d’hurler, à l’impossibilité de communiquer franchement avec ses contemporains, qui conduit à recourir à un humour malicieux, Aurélie William Levaux livre des réflexions et des sentiments extrêmement personnels, qu’il est pourtant difficile de ne pas partager. Mais si l’ironie lui sert souvent de protection, elle ne cède jamais à la facilité du pessimisme acharné. C’est qu’elle veut vivre, et non se repaître de la noirceur du monde ! Contrairement à un Houellebecq par exemple, elle ne souhaite pas faire commerce de la déréliction, et ainsi contribuer à l’accentuer, mais simplement faire entendre la singularité de sa voie pour soulager son esprit et, peut-être, inspirer un peu quelques-uns de ses congénères humains.
Ce qui lui permet de réussir, c’est son écriture. Comme auparavant dans ses dessins sur papier ou sur tissu, elle y mêle la finesse à la brutalité. Son style direct nous donne l’impression de l’écouter voire de l’entendre chuchoter à notre oreille. Se crée alors une intimité ou une amitié comme nous pouvons en vivre parfois : sans se connaître vraiment ni avoir passé beaucoup de temps ensemble, deux êtres entrent en communion d’esprit, sans avoir besoin de se l’exprimer directement. Et se comprennent sans avoir besoin de s’expliquer.
Les trois ouvrages publiés par Aurélie William Levaux en ce début 2019 forment donc comme un arc. Ils témoignent d’une transition entre les arts graphiques et l’écriture, sans que cela soit irrévocable. Nous imaginons mal l’autrice se cantonner définitivement à une façon de faire. Mais elle l’écrit elle-même, les mots sont pour l’instant ce qui lui permet le plus aisément de s’exprimer, ou en tout cas avec le moins d’insatisfaction. Ils s’inscrivent enfin dans une continuité, celle de la recherche du meilleur moyen de rendre concrets une pensée et une sensibilité en instabilité permanente, et dans l’expression singulière d’une personnalité, dont l’art et la vie sont apparemment indissociables.
(par Frédéric HOJLO)
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La Vie intelligente - Par Aurélie William Levaux - Éditions Atrabile - 15 x 22,5 cm - 152 pages couleurs - couverture souple, broché - parution le 8 février 2019.
Bataille (pas l’auteur) - Par Aurélie William Levaux - Éditions Cambourakis - 14 x 20 cm - 206 pages en noir et blanc - couverture souple avec rabats - parution le 1er mai 2019.
Le Jour de travail - Par Aurélie William Levaux - Éditions Le-Monte-en-l’air - 11 x 16 cm - 128 pages en noir & blanc - couverture souple avec rabats - parution le 10 mai 2019.
Consulter le site de l’autrice & lire un entretien sur du9.org (par Annabelle Dupret, décembre 2017).
Écouter quelques textes lus par leur autrice & en lire d’autres.
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"La Vie intelligente" (Atrabile) : Aurélie William Levaux bousculée mais apaisée
[1] Cette expostion, où ont été prises les photographies ci-dessus, s’est déroulée du 26 avril au 22 juin dans le cadre d’une carte blanche accordée à la maison d’édition suisse Atrabile.
[2] Elle avait déjà publié un livre chez Cambourakis, co-écrit cependant avec son frère Christophe Levaux, en 2018 : Le Tas de pierre.
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