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Avril 1915, le génocide des Arméniens hante aussi la BD

Par Laurent Melikian le 25 avril 2013                      Lien  
Partout dans le monde, le 24 avril est le jour de commémoration du génocide des Arméniens. En bandes dessinées, plusieurs auteurs se sont déjà penchés sur le sujet. Parmi eux, Frank Giroud et Paolo Cossi qui publient cette année, 98 ans après les faits, de nouvelles œuvres sur le meurtre de masse planifié par les responsables ottomans, peu connu du grand public et dont la dont mémoire est toujours menacée par un négationnisme d'état.

Dans la nuit du 24 au 25 avril 1915 à Constantinople, 600 intellectuels et notables arméniens sont arrêtés et fusillés sur ordre du gouvernement jeune-turc.

Ce massacre marque le commencement du génocide des Arméniens de Turquie. Dans les régions où cette minorité chrétienne à le tort d’être trop bien implantée, les hommes dans la force de l’âge sont éliminés par balles. Femmes, enfants et vieillards sont déportés à pied vers le désert de Syrie, en proie à la faim, la maladie, l’épuisement et les raids des pillards. On estime qu’un million cinq cent mille personnes périrent assassinées par ce plan d’extermination systématique.

Avril 1915, le génocide des Arméniens hante aussi la BD
Corto et le génocide des Arméniens, extrait de la Prison dorée de Samarkand
© Cong SA - Casterman


Dès 1979, Guy Vidal et Florenci Clavé publient L’Île aux chiens (Dargaud) qui sera réédité en 1986, sous le titre Sang d’Arménie. Il s’agit de la première œuvre de bande dessinée européenne à prendre pour thème ce génocide. À la même époque, dans la Prison dorée de Samarkand, Hugo Pratt évoque également l’élimination des Arméniens dans un dialogue entre son héros, Corto Maltese et des soldats kurdes, alliés de la machine de destruction ottomane.
Curieusement, les auteurs d’origine arménienne ont peu souvent entrepris d’ouvrir leur mémoire douloureuse à la bande dessinée. C’est le cas pourtant de Charles Berberian qui a, en compagnie de Philippe Dupuy, illustré le témoignage d’une survivante : 1915, j’avais six ans en Arménie, par Virginie-Jija Mesropian (Éd. L’Inventaire, 2007) avec une série de portraits sobres représentant des familles arméniennes avant leur éradication du territoire (notre médaillon).

Par ailleurs, dans Mémé d’Arménie (Éd. Soleil puis Futuropolis) publié en 2002, Farid Boudjellal évoquait avec une émotion et sensibilité le souvenir de sa grand-mère, elle aussi rescapée des massacres. Cependant aucun de ces artistes n’a trouvé la force de représenter ce qui est advenu en Anatolie après le 24 avril 1915.

La Mémé d’Arménie donnerait tout pour oublier quand d’autres donneraient tout pour savoir,...
© F. Boudjellal - Futuropolis


Le soin de décrire le processus d’élimination, indispensable pour la pédagogie de l’Histoire, est donc souvent laissé à d’autres. Parmi ces auteurs, citons rapidement Laurent Galandon et Viviane Nicaise. Leur diptyque le Cahier à fleurs (éditions Bamboo, 2010-2011) présente le destin des orphelins du génocide assimilés de force à la société turque.

Dans une actualité récente, Frank Giroud d’une part et Paolo Cossi d’autre part, on chacun publié de nouveaux titres à propos des Arméniens, tout en ayant déjà abordé ce thème auparavant.

Paolo Cossi a connu sa première publication en français avec Medz Yeghern, le grand mal (Dargaud, 2009). Dans ce roman graphique, le jeune auteur italien mêlait habilement le destin de trois personnages fictifs à des acteurs authentiques du génocide, comme Armin Wegner, soldat allemand détaché auprès de l’armée ottomane. Au péril de sa vie, ce héros de la conscience humaine -il fut également un opposant au nazisme- prit des photos clandestines de l’horreur des événements. Ses clichés font aujourd’hui partie des documents les plus souvent utilisés pour représenter les événements et Paolo Cossi ne s’est pas privé de les introduire dans son récit. "En Italie, peu de gens connaissent ce génocide, explique-t-il. J’ai voulu mieux informer le public de la réalité des faits". Il y est sans doute parvenu au-delà de ses espérances puisque Medz Yeghern a également été publié en grec, espagnol, néerlandais et coréen.

Extrait de Ararat, la montagne mystérieuse par Paolo Cossi
©Cossi - Vertige Graphic

Cossi n’en est cependant pas resté là. En février dernier, il publiait Ararat, la montagne mystérieuse (Vertige graphic). Bien que situé dans l’actuelle Turquie, l’Ararat est le symbole des Arméniens : une montagne à double sommet, culminant à plus de 5000 mètres d’altitude. En suivant la trace d’un explorateur singulier, le lecteur découvre les multiples facettes de cette région reculée, sa population kurde à son tour persécutée par l’état turc, ses vestiges arméniens parfois millénaires, mais aussi les ossements d’adultes et d’enfants éliminés sur ces pentes arides. Et puis, en en haute altitude, là où la neige ne fond jamais, on découvre des morceaux de bois taillés. Serait-ce les restes de la mythique Arche de Noé qui selon la bible se serait échoué sur l’Ararat ? À la manière de son maître Hugo Pratt -dont il a par ailleurs réalisé la biographie en trois volumes- Paolo Cossi convoque l’Histoire et le fantastique pour une réaliser une œuvre éclairante et dépaysante.

Depuis plus de dix ans, Frank Giroud est également très actif pour évoquer la cause arménienne. Avec la saga du Décalogue (Glénat), le scénariste -historien de formation- traque à travers les siècles les tribulations du Nahik, un manuscrit qui contiendrait les dernières paroles du prophète.

Le Vengeur, cinquième épisode du Décalogue, a pour théâtre Berlin en 1922. Missak Zacharian, jeune rescapé du génocide, possède le Nahik. Il a pour mission d’exécuter un diplomate turc, responsable de milliers de morts arméniens dont ses propres parents. Pour ce personnage, Frank Giroud s’est directement inspiré de la figure authentique de Soghomon Telhirian, activiste arménien qui assassina en 1921 Talaat Pacha, ministre de l’intérieur ottoman en 1915, directement responsable du génocide. Au cours du récit, des flash-back permettent au lecteur d’entrevoir les épreuves traversées subies par les victimes.

Après cette saga qui remporta un succès tant critique que public, Frank Giroud s’est attelé aux Fleury-Nadal. Cette autre série en cinq récits indépendants lui permet d’enrichir les portraits de certains personnages du Décalogue.

Ainsi Anahide, dessiné par Didier Courtois présentait le destin de la sœur de Missak, mariée et convertie de force à l’Islam dans le renoncement de ses origines. Avec ce nouveau récit, Frank Giroud décrit une nouvelle fois le génocide. Il expose par ailleurs les raisons de sa négation actuelle par la Turquie, un état construit sur les cendres de l’empire ottoman avec la spoliation des biens arméniens pour capital.

Le scénariste reprend également une histoire éprouvée aujourd’hui par des centaines de milliers de citoyens turcs qui se découvrent des origines arméniennes après avoir grandi dans une société largement arménophobe. Ce phénomène a été dévoilé par l’avocate et militante des droits de l’homme Fethiye Çetin dans son roman autobiographique, le Livre de ma grand-mère (Éditions de l’Aube).

Enfin, cette année, avec le dessinateur Gilles Mezzomo, le scénariste met un terme au Fleury Nadal par deux volumes consacrés à Missak Zacharian.

Ce nouveau récit s’emploie à montrer le futur vengeur avant son arrivée à Berlin. Débarqué à New-York après une fuite éprouvante depuis le Caucase, le rescapé est toujours en survie dans une Amérique où règne violence, racisme et arbitraire. Alors que ces grands-parents le pressent de questions, Missak Zacharian se mure dans le silence. À l’instar du film d’Élia Kazan, America, America, Missak évoque dans son premier épisode l’universelle histoire de l’immigration entre racisme et déracinement.

Le second livre, à paraître le 15 juin prochain, se concentre plus sur le recrutement de Missak dans une organisation vengeresse. Frank Giroud pointe alors le conflit entre le besoin de justice des victimes et les conciliations de la politique internationale qui favorise l’impunité des bourreaux.

À leur manière ces auteurs rappellent qu’un crime contre l’humanité est imprescriptible et que la mémoire d’un génocide n’est pas affaire de communauté, mais d’universalité.

(par Laurent Melikian)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

En médaillon, illustration de Charles Berberian et Philippe Dupuy pour le livre 1915, j’avais six ans en Arménie par Virginie-Jija Mesropian

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3 Messages :
  • Késaco, la pédagogie de l’Histoire ? Si c’est dissimuler que la guerre fait partie du processus politique, alors la pédagogie de l’Histoire est le contraire de l’élucidation historique. L’idée même que les adultes en savent plus que les enfants sur la guerre et la paix est contestable, dans la mesure où les adultes sont plus souvent engagés jusqu’au cou dans la compétition économique, qui mène à la guerre.

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    • Répondu par Laurent Melikian le 25 avril 2013 à  18:10 :

      Cher monsieur,
      La pédagogie étant l’art d’enseigner, l’art d’enseigner l’histoire ne concerne pas que les enfants, tout comme la bande dessinée par ailleurs. Et pour ce qui est de faire le lien entre guerre et politique, je vous suggère de consulter les livres cités, notamment Anahide, je pense que cous serez éclairé.

      Répondre à ce message

  • Article très enrichissant, merci.

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