En France, un livre vendu sur huit (un sur six en Belgique) est une bande dessinée. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : trente millions d’albums sont achetés chaque année et le marché de la BD représente 6,5% du chiffre d’affaires de l’édition française ! La télévision, qui se targue d’être le reflet cathodique de nos sociétés, snobe, depuis des années, le 9ème art. Le festival d’Angoulême est quasiment le seul moment de l’année où le petit écran s’autorise une immersion dans l’univers des bulles.
Par le passé, la bande dessinée a souvent trouvé sa place dans les émissions pour enfants. Dans les années 70, avec sa rubrique "les trucs de la BD", Michel Greg se transformait en professeur dans l’émission Les Visiteurs du mercredi (TF1). D’autres auteurs comme Gotlib ou Bretecher jouaient à des batailles navales de dessin (Tac Au Tac - TF1) pendant que l’émission Récré A2 accueillait "La Bande à bédé". Le duo Dionnet-Manœuvre, avec "L’Impeccable" (Antenne 2), s’est amusé pendant plusieurs années à donner de la lisibilité au 9ème art.
Aujourd’hui, le téléspectateur verra ici ou là un reportage en fin de journal télévisé ou une chronique dans une émission littéraire (Ubik sur France 5, Mille feuilles sur la RTBF). Quelques géants de la BD ont les honneurs du documentaire (Hergé, Goscinny, Jacobs, et récemment Franquin). De temps en temps, une série émerge dans le paysage audiovisuel (Comix sur Arte, Dessinateurs de BD sur France 5). Mais pour ce qui est d’un magazine consacré à la bande dessinée, c’est le calme plat. Les raisons souvent évoquées par les directeurs de programme ? "genre pas assez télévisuel" (gloups ! les talk-shows sur la littérature le sont-ils plus ?), ou bien "cela s’adresse à un public beaucoup trop ciblé de fans". Le magazine BD est donc devenu une arlésienne dans les couloirs des chaînes, chacun remettant à demain le lancement d’un tel programme.
C’est dans ce contexte qu’il faut saluer la diffusion, depuis avril, du magazine Un Monde de bulles sur la chaîne française Public-Sénat. Les programmes alternent 24/24h avec les séances de l’Assemblée et du Sénat en direct, des magazines quotidiens, des journaux d’information, des reportages, des portraits, et aussi des événements politiques nationaux ou internationaux retransmis en direct. Public Sénat est la télévision du politique et du citoyen. Son ambition est de rendre accessible le débat public, partout où il a lieu, du local au mondial : tous les grands moments de la vie politique nationale ou internationale sont retransmis, dans la mesure du possible en direct. Elle vise aussi à donner des clés pour comprendre le monde à travers des débats où élus, experts, intellectuels et représentants de la société civile peuvent échanger librement.
Un Monde de bulles est donc une émission surprenante dans la programmation de la chaîne. Et c’est volontaire !
« Le but de Public Sénat n’est pas de faire de l’audience mais plutôt de proposer des émissions atypiques, qui n’existent pas sur les autres chaînes du PAF (Paysage Audiovisuel Français). Maintenant, si avec Un Monde de bulles, nous pouvons attirer des téléspectateurs vers d’autres émissions de la chaîne, c’est une réussite ! », déclare Jean-Philippe Lefèvre (coprésentateur de l’émission et adjoint à la directrice de l’antenne).
En janvier dernier, dans son émission littéraire hebdomadaire Bibliothèque Médicis (diffusion Pubic Sénat/ France 5/ TV5), Jean-Pierre Elkabbach (directeur de la chaîne) décide de faire une "spéciale bande dessinée". Sont invités Ferrandez, Moebius, Tardi, Satrapi et Sfar.
« Il y a eu tellement de retours positifs (presse et téléspectateurs) que Jean-Pierre Elkabbach nous a proposé de créer une émission bimensuelle de 15 minutes consacrée exclusivement à la bande dessinée », raconte Cyril Zhâ (coprésentateur de l’émission).
Réalisé avec les moyens internes de la chaîne, le magazine est lancé à l’antenne dès le mois d’avril. Il alterne reportages et interviews d’invités sur un plateau.
Cyril Zhâ : « Nous cherchons la rencontre du public et de l’auteur à travers l’album. Nous ne voulons pas faire une émission de spécialistes mais de passionnés. Nous sommes souvent étonnés par la qualité des auteurs de BD que nous rencontrons. Et c’est assez frustrant car nous enregistrons 30 min de plateau mais nous ne pouvons que retenir 7 à 8 min. »
2x15 min par mois, c’est court. Mais la direction de Public Sénat semble prête à soutenir encore plus Un Monde de bulles.
Jean-Philippe Lefèvre : « Nous devrions faire évoluer la durée ou la fréquence. Cela nous permettrait d’aller plus loin dans les interviews. Nous voudrions également réaliser des émissions délocalisées à Angoulême et à Bruxelles. Nous aimerions aussi offrir une chance à de jeunes dessinateurs non publiés aujourd’hui. »"
L’arrivée de la TNT (télévision numérique terrestre) a sans doute influencé Jean-Pierre Elkabbach dans sa décision de créer cette émission. En effet, la diffusion, jusqu’à maintenant par le câble et le satellite, n’a pas donné à la chaîne une notoriété nationale. La TNT va lui donner cette occasion. Il s’agit donc désormais de se démarquer dans l’offre cathodique de plus en plus pléthorique. Et c’est plutôt réussi, car personne n’aurait imaginé voir atterrir la BD chez nos chers sénateurs, les politiques et les médias n’ayant jamais su comment appréhender la bande dessinée.
« Actuellement, la bande dessinée est encore beaucoup trop isolée », pense Cyril Zhâ. « Elle est considérée avec bienveillance mais toujours avec un œil distancié (ce n’est que de la BD !), on ne se rend pas compte de l’impact sur l’imaginaire, la formation, les connaissances, la sensibilité des jeunes et des adultes. Et c’est là la force de Jean-Pierre Elkabbach qui a tout de même senti qu’il y avait un vrai phénomène de société à traiter régulièrement. »
Représentant 20% des prêts dans les bibliothèques, le catégorie "BD" a pourtant acquis une crédibilité auprès du public et pas seulement des plus jeunes. Mais de "populaire", il a encore un chemin à parcourir avant de devenir "artistique" aux yeux de tous.
« C’est peut-être un problème de génération. Les patrons de chaînes et les directeurs de rédaction, souvent âgés de plus de 50 ans, ne sont pas toujours perméables à ce type d’expression artistique. En France, on a toujours considéré la BD comme quelque chose de mineur ou de populaire au sens péjoratif du terme. On reste sur des vieilles conceptions et donc sur un clivage culturel. Il y a un vrai problème éducatif, de définition de la BD en tant qu’art. De plus, la BD n’est sans doute pas assez associée à la vie de la cité. Alors que cela pourrait être une passerelle vers la lecture et les autres arts. En amont, les éditeurs n’ont sans doute pas fait assez de lobying auprès de la télévision », tente d’expliquer Cyril Zhâ.
Mais le lobying ne suffira pas. En fait, il faut que la télévision découvre la dimension des hommes derrière la bande dessinée. Et n’ayons pas peur des mots, il faut considérer les auteurs BD comme des auteurs littéraires à part entière. La médiatisation du 9ème art passe par la médiatisation des auteurs.
« Souvent, on ne sait pas comment traiter la BD parce qu’on ne sait pas aller au-delà de l’album et du héros. Le livre n’est qu’un lien entre 2 êtres : le créateur et le lecteur. Il ne faut donc pas s’intéresser seulement à l’œuvre mais aussi à son auteur. Il faut découvrir sa sensibilité, son univers, ses intuitions, ses modes de travail, sa technique de dessins, ses codes narratifs, sa carrière... Nous nous intéressons à l’humain. Nous devons donc parler de l’artiste à travers son œuvre », s’enthousiasme Jean-Philippe Lefèvre.
Autre élément significatif, France 5 a développé sur son site internet une rubrique dédiée à la bande dessinée et propose des chats interviews vidéo mensuels, des interviews et des dédicaces filmées, des jeux-concours, etc. Voyons-y donc le signe avant-coureur d’une volonté de diffuser de la bande dessinée sur une chaîne du groupe France Télévision. D’autant plus que les moyens techniques disponibles aujourd’hui permettent une mise en image dynamique des dessins.
Dans tous les cas, Un Monde de bulles est une initiative courageuse qui devrait (r)éveiller quelques consciences de directeurs de programme.
(par Laurent Boileau)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Photos : © Laurent Boileau
Dessin en médaillon : © Savoia/Morvan/Dargaud
Durant l’été, Public Sénat rediffuse les 8 premières émissions d’un monde de bulles. Date de la prochaine (nouvelle) émission : le 4 septembre à 19h15.
Pour recevoir Public Sénat : plus d’infos.
Participez à la discussion