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BD à Bastia 2019 : la jeunesse au cœur de l’art

Par Tristan MARTINE le 8 avril 2019                      Lien  
Retour sur un très riche week-end dans la cité corse, à l’occasion de BD à Bastia 2019, un festival atypique et marquant, aux expositions riches et ambitieuses, où les rencontres humaines, notamment avec le public scolaire, sont primordiales.

Jeudi 4 avril, Emmanuel Macron avait décidé de venir à Cozzano pour rencontrer des maires dans le cadre du Grand Débat national. Sa présence avait été contestée par une partie de la classe politique corse qui avait décrété pour ce jour-là une journée « île morte ». Et pourtant, cette journée fut au contraire particulièrement vivante, puisqu’elle vit l’ouverture de la 26e édition du festival BD à Bastia 2019. Lors de l’inauguration des expositions, le maire de Bastia, Pierre Savelli, affirma ainsi haut et fort : « Ce soir, the place to be en Corse, ce n’est pas Cozzano, mais bien Bastia ! ».

BD à Bastia 2019 : la jeunesse au cœur de l'art
Inauguration de l’exposition Archipel par le maire de Bastia, Pierre Savelli
Juana Macari et Pierre Savelli visitent l’exposition Archipel

Ce constat peut être étendu à l’ensemble du week-end (chargé pour le Neuvième Art, avec notamment le début des Rencontres du 9e Art à Aix-en-Provence, Escale du livre à Bordeaux, le Pulp Festival en région parisienne, le Livre à Metz, …), durant lequel BD à Bastia fit une nouvelle fois montre de sa singularité. En effet, dans la quasi-totalité des festivals de France, le cœur battant des activités se trouve autour de tables alignées en rang d’oignons, autour desquelles se pressent des collectionneurs avides de dédicaces, éditions originales sous un bras, tabouret pliable sous l’autre. Ceci n’est pas le cas dans la cité bastiaise, où l’accent est mis sur deux autres aspects : l’ouverture à la jeunesse et les expositions.

Un festival pour la jeunesse corse

En effet, ce ne sont pas les discussions d’afficionados de la dédicace que l’on entendit durant le week-end, mais bien les cris d’enfants amusés ou émerveillés. Le festival est en effet porté par le centre culturel Una Volta, qui fut, à son origine, en 1977, une Maison des Jeunes et de la Culture, et qui est resté fidèle à sa mission de formation artistique de la jeunesse, en organisant toute l’année expositions, ateliers et manifestations diverses. Sa directrice, Juana Macari, est très sensible à cet aspect et Una Volta a ainsi mis en place, de novembre à mai, des classes jumelées à la programmation : tous les 15 jours, durant 2h, les scolaires, notamment issus des classes des quartiers sud, ont droit à des ateliers BD et Arts plastiques dans les locaux du centre culturel.

La foule des scolaires se presse au centre Una Volta pour venir admirer les expositions
Exposition de Delphine Durand

C’est dans cette logique que s’inscrit le prix des Lycéens : à partir du mois de septembre, 150 lycéens lisent et étudient avec leurs enseignants une sélection de trois œuvres, reflétant des styles différents, s’inscrivant souvent dans un cadre historique pour être facilement exploitables dans un cadre pédagogique, et abordant des thématiques fortes. Ainsi, cette année, Claudine à l’école, de Lucie Durbiano, aborde la question de l’homosexualité féminine, tandis que Spirou ou l’espoir malgré tout, d’Émile Bravo, traitait de la Seconde Guerre mondiale, et que Les Oubliés de Prémontré de Jean-Denis Pendanx et Stéphane Piatzszek traitait des asiles d’aliénés durant la Première Guerre mondiale. C’est d’ailleurs ce dernier ouvrage qui a remporté les suffrages des lycéens, qui eurent, tous, l’opportunité de rencontrer les auteurs des trois œuvres, venus à leur rencontre à Bastia entre décembre et mars. Une dernière rencontre, axée sur la parole des Lycéens, est enfin organisée pendant le festival.

Remise du prix des Lycéens, en présence de Juana Macari, Emile Bravo et Lucie Durbiano
Photographie : Nicolas Germani
Prix des Lycéens. Photographie : Nicolas Germani

Par ailleurs, durant tout le festival, sont accueillis les enfants des écoles primaires du département, ainsi que les collégiens lycéens, voire les étudiants, afin qu’ils rencontrent les auteurs et bénéficient de visites guidées des expositions. Cela permet ainsi à un très large public scolaire (3500 élèves en 2018) d’appréhender de manière très concrète la diversité artistique du monde de la bande dessinée.

Les Oubliés de Prémontré de Jean-Denis Pendanx et Stéphane Piatzszek
Visite guidée pour les enfants de l’exposition Archipel

Plusieurs des expositions présentées étaient d’ailleurs adressées directement aux plus jeunes, à l’aide de scénographies ludiques. Ainsi, au centre de l’exposition consacrée à Tulipe, de Sophie Guerrive, se trouvait une machine sur laquelle les enfants appuyaient pour obtenir une carte révélant à chaque enfant son totem et le renvoyant ainsi à une partie précise de l’exposition. Cette scénographie effectuée par les éditions 2024 permet de susciter la curiosité des enfants et leur donne rapidement envie de découvrir l’univers de l’ours Tulipe et de ses compagnons.

Exposition consacrée à Tulipe, de Sophie Guerrive
Exposition consacrée à Tulipe, de Sophie Guerrive

Enfin, pour les plus jeunes, de nombreux ateliers sont organisés. Toujours dans l’univers de l’ours Tulipe, un atelier, animé par Christian Humbert-Dorz, apprend par exemple aux enfants les techniques de la sérigraphie, en reproduisant une aventure du personnage de Sophie Guerrive en 8 planches et 4 couleurs.

Initiation à la sérigraphie, animée par Christian Humbert-Croz et son équipe

Dans le même temps, un autre atelier, animé par Cathy Esteban, permettait à petits et grands de découvrir la technique du monotype, ou estampe, pour réaliser des tirages uniques de leurs créations, autour de l’univers des Contes du Marylène d’Anne Simon. Parmi ces multiples ateliers, aussi créatifs que ludiques, citons enfin un atelier inspiré de l’ouvrage du Lyonnais Théo Grosjean, Un Gentil orc sauvage, fable fantastique exposant les enjeux des crises migratoires : Yann Le Borgne proposait ainsi aux enfants de dessiner une demi-planche en six cases d’une histoire réaliste, puis de transposer cette même histoire dans six autres cases, cette fois-ci dans un monde imaginaire.

Atelier "Les Contes du Marylène façon monotype", animé par Cathy Esteban

La jeune garde de la bande dessinée encadrée

Mais ces multiples et inventives activités pour la jeunesse ne sont pas le seul intérêt de ce festival : les expositions sont également au cœur de l’ADN de cette manifestation, et Juana Macari est fière de souligner que BD à Bastia fut le premier festival de France, il y a bientôt trois décennies, à présenter ainsi une approche muséale de la bande dessinée dans le cadre d’une telle manifestation, avec un accrochage très soigné. Tout auteur invité à Bastia est exposé dans le cadre de l’une ou l’autre des expositions, d’une part, et participe à un entretien ou une table-ronde, d’autre part, ce qui permet d’avoir des explications et analyses des auteurs sur leurs propres œuvres.

Entretien avec Juana Macari, Anne Simon et Jeremy Perrodeau
Photographie : N. Germani

La jeune (et prometteuse) garde de la bande dessinée européenne a ainsi eu droit à de nombreuses expositions, à la scénographie plus développée que les années précédentes. Citons ainsi celle consacrée au croate Miroslav Sekulic-Struja, qui fut peintre avant de se tourner vers a bande dessinée, et dont l’utilisation de la couleur directe et le sens inné d’une narration d’une grande fluidité se retrouvent notamment dans Pelote dans la fumée, publié chez Actes Sud. Pour son exposition, le festival lui a demandé de réaliser une grande fresque, qui s’inspire à la fois de l’architecture et de l’âme de Bastia.

Pelote dans la fumée, de Miroslav Sekulic-Struja
Fresque réalisée par Miroslav Sekulic-Struja pour l’exposition
La Guerre des autres, de Bernard Boulad, Paul Bona et Gaël Henry

Dans un autre registre, a été mis en avant Parfum d’Irak, de Feurat Alani et Léonard Cohen. Ce roman illustré a été transposé en websérie pour Arte : il raconte avec émotion, force et pudeur l’Irak de Feurat Alani, fils d’un opposant irakien réfugié en France, qui partage à la fois son regard d’enfant allant en vacances dans l’Irak de Saddam Hussein, et sa vision de journaliste, grand reporter en Irak après l’intervention américaine. Au-delà de l’exposition des dessins, la série a également été projetée sur grand écran, et les auteurs ont pu revenir sur la genèse de ce projet.

Entretien avec Feurat Alani et Léonard Cohen, animé par Philippe-Jean Catinchi
Projection de Parfum d’Irak, de Feurat Alani et Léonard Cohen
Spirou ou l’espoir malgré tout, d’Émile Bravo

Ces jeunes artistes ont également été encadrés par d’autres plus reconnus, qui ont eu droit à une exposition, comme par exemple Émile Bravo ou encore Néjib, lequel fournit non seulement des planches de Stupor Mundi ou du premier tome de Swan, mais également quelques planches du tome 2 de cette série, à paraître en septembre prochain. Il expose également ses carnets de croquis, et des affiches issues de son travail de graphiste, permettant notamment de mieux comprendre la technique du « trait tremblé », qui consiste à agrandir plusieurs fois un tout petit dessin, afin d’en multiplier la puissance expressive.

Entretien avec Néjib, animé par Tristan Martine.
Photographie : Manon Vercouter
Exposition consacrée à Néjib
Planche originale de Stupor Mundi, de Néjib
Storyboard de Swan, de Néjib

Enfin, deux artistes eurent droit à des rétrospectives plus importantes. Il s’agit tout d’abord de Brecht Evens, dont nous avons déjà rapporté la puissante magie de son jeu sur la transparence, le rythme et la couleur et Cyril Pedrosa, qui signe la très belle affiche de ce festival, véritable ode à l’entraide des naufragés, qui fut également honoré d’une exposition ambitieuse, intitulée « Fresques intimes & sublimes épopées ».

Celle-ci fit la part elle à L’Âge d’or, épopée médiévale féministe co-écrite avec Roxanne Moreil, et qui a remporté le prix Landernau 2018 et le prix BD Fnac-France Inter 2019. Cette utopie qui prend cadre dans un Moyen Âge de fantaisie est en réalité une réflexion suscitée par le profond désarroi des auteurs face aux enjeux sociaux et politiques contemporains, et Cyril Pedrosa nous expliquait ainsi avoir au départ voulu écrire une histoire de la gauche française au XXe siècle avant de partir sur cette idée d’une utopie médiévale.

Cyril Pedrosa présente son exposition à des collégiens
Photographie : Nicolas Germani
Cyril Pedrosa présente son exposition au maire de Bastia

L’exposition permet de noter l’évolution du trait de Pedrosa, de Portugal à Les Équinoxes. De son aveu même, Pedrosa tâtonne avec ses couleurs, qu’il maîtrise de manière instinctive, ce qui explique qu’il les fasse à l’ordinateur alors qu’on aurait pu attendre qu’il travaille en couleurs directes étant donné l’importance de la partie chromatique dans son œuvre. Ses planches originales, en revanche, sont parfaitement maîtrisées et son dessin se prête parfaitement à une telle exposition muséale. Pedrosa et Moreil sont actuellement au travail sur le second volume de cette ZAD médiévale et l’on a hâte d’en voir le résultat !

Exposition de Cyril Pedrosa
Planche originale de L’Âge d’or, de Cyril Pedrosa
Planche originale de L’Âge d’or, de Cyril Pedrosa
Planche originale de L’Âge d’or, de Cyril Pedrosa

Archipel : l’utopie insulaire interrogée

Chaque année, l’exposition principale du festival est consacrée à une thématique, et, aussi étonnant que cela puisse paraître, BD à Bastia n’avait encore jamais, en 25 ans d’existence, abordé la question de l’insularité. C’est désormais chose faite, et bien faite ! L’exposition « Archipel » interroge le thème de l’île, lieu clos projeté comme un Eden, mais pouvant rapidement devenir un espace carcéral infernal.

Visite guidée de l’exposition Archipel, par Julien Véronneau

La scénographie de l’exposition, signée Inclusit Design, est particulièrement réussie : elle nous plonge dans un archipel créé ex nihilo dans le péristyle du théâtre municipal de Bastia et formé d’îles diverses issues des albums présentés, pouvant être imaginaires, comme La République de Crabe, inventée de toutes pièces par Tarmasz, ou Mayotte, dont la violence est décrite par Gaël Henry dans Tropique de la violence, adaptation du roman de Natacha Appanah, ou encore La Réunion, dont la situation complexe pendant la Seconde Guerre mondiale est décrite dans les Chroniques du Léopard : Appollo et Téhem ont ainsi expliqué aux festivaliers les particularités de la Réunion, à la fois historiques et géographiques, puisqu’il s’agit d’une île qui tourne paradoxalement le dos à la mer.

Entretien avec Appollo, Téhem, Prosperi Buri et Gaël Henry, animé par Philippe-Jean Catinchi
Exposition Archipel - Planche originale d’Appollo et Téhem

Notons ainsi le travail de Prosperi Buri, qui, dans Insulaires. Petites histoires de Groix, paru chez Warum, raconte avec un ton doux-amer cette île bretonne où vit sa famille, entre grande histoire, légendes et inventions personnelles, en parlant aussi bien d’avortement que de dysenterie au XVIIIe siècle, des Naufrageurs d’antan que du rapport aux touristes aujourd’hui. Son travail sur les encres est intéressant, d’autant que l’album regroupe des histoires courtes réalisées à différentes périodes et que l’on voit ainsi l’évolution de son trait, avec de multiples tentatives (pointillisme, travail divers sur les trames, etc).

Exposition Archipel - Planche originale de Prosperi Buri

De même, les originaux de Lorenzo Palloni, auteur de L’Île, une utopie politique publiée chez Sarbacane, sont intéressants car mis en couleur à l’aquarelle, mais sans les ombrages, si présents dans la version imprimée, et qui furent rajoutés par la suite à l’ordinateur.

Exposition Archipel - Planche originale de Lorenzo Palloni

Citons pour finir le travail de Jeremy Perrodeau, qui livre un récit original dans Isles, aux éditions 2024, qui raconte, de manière muette, l’histoire de trois personnages accostant sur une île et se séparant pour vivre chacun des aventures différentes. Ces personnages muets n’ont pas de visage et ne peuvent donc pas exprimer d’émotion. Mais pourtant, rapidement, leurs cicatrices les singularisent et l’on arrive à les suivre et à imaginer leurs sentiments, l’auteur réussissant le tour de force de nous les faire comprendre.

À la manière d’un Lewis Trondheim dans Lapinot et les Carottes de Patagonie, le récit fut dessiné chaque jour sans savoir de quoi serait faite la suite. De plus, le dessin est intuitif : l’encrage est réalisé directement sans aucun crayonné, ce qui explique d’ailleurs les multiples « rustines » utilisées sur la plupart des planches. Ne serait-ce que pour de tels exemples, une telle approche muséale se justifie pleinement et permet de redécouvrir différemment ces œuvres multiples et variées.

Exposition Archipel - Planche originale de Jeremy Perrodeau, ou l’art de la rustine !
Exposition Archipel - Planche originale de Jeremy Perrodeau, ou l’art de la rustine !
Exposition Archipel - Planche originale de Jeremy Perrodeau, ou l’art de la rustine !

En parallèle, fut projeté le film Les Garçons sauvages, qui conte l’histoire de cinq jeunes garçons de bonne famille qui, dans la Réunion du début du XXe siècle, sont condamnés à être pris en charge par un capitaine qui les embarque en destination d’une île mystérieuse, qui les transformera progressivement en femmes. Le scénariste Appollo, ami du réalisateur Bertrand Mandico, et qui fait une apparition remarquée dans ce film poétique dérangeant, est revenu sur la genèse de ce projet cinématographique dans un entretien accordé à Vincent Brunner, expliquant notamment la lecture politique que l’on pouvait faire de ce film en regard de la situation coloniale de La Réunion, des tensions sociales et raciales du début du XXe siècle.

Exposition Archipel - Planche originale de Max de Radiguès
Exposition Archipel - Planche originale de J.-D. Pendanx et C. Dabitch

L’adjectif qui revient le plus souvent dans la bouche des auteurs, des professionnels du 9e Art et des festivaliers en général pour qualifier BD à Bastia est « familial ». Rares sont les occasions de côtoyer aussi librement des auteurs d’un tel calibre, d’échanger avec eux, dans un cadre à la fois idyllique et détendu. Des générations d’enfants et d’adolescents sensibilisés à la bande dessinée, des expositions et des manifestations culturelles de grande qualité, des auteurs heureux de cette mise en avant de leur travail et des échanges nombreux, nul doute que cette 26e édition consacrée à l’insularité aura su manifester le dynamisme culturel de l’Île de beauté.

(par Tristan MARTINE)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

La plupart des expositions se terminent le 3 mai 2019.
Plus de détails ICI

Centre culture UNA VOLTA
Rue César Campinchi
20200 Bastia
Tél : 04 95 32 12 81
centreculturel@una-volta.org
Lundi / Mardi / Jeudi / Vendredi : 9 h - 12 h / 14 h - 20 h
Le Mercredi : 9 h - 20 h
Pendant les vacances scolaires : 9 h - 12 h / 14 h - 18 h

Tous les dessins sont © les auteurs et leurs éditeurs. Photographies © Tristan Martine.

Festival BD à Bastia
 
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