Pour sa première table ronde à l’heure du midi, ActuaBD avait invité des acteurs incontournables du secteur de la BD numérique en France : Sébastien Ruchet, co-fondateur de Bayday plateforme de BD numérique "pour les auteurs, par les auteurs" qui vient brusquement d’arrêter l’expérience, Luc Bourcier, Directeur Général de Izneo, leader dans la diffusion de bandes dessinées numériques en Europe (allemand, anglais, français, italien), Nicolas Dévé, créateur de Bubble, un portail développé au départ d’une application qui organise les collections de BD, de Comics et de Mangas pour smartphone, tablette et PC, Nicolas Gougu, éditeur de Zoo Magazine), mais aussi un financier qui accompagna la création et le développement de La Revue Dessinée, et un auteur (enfin), le scénariste JD Morvan, auteur de nombreuses bandes dessinées (Nomad, Sillage, Wolverine, Irena...), et fin connaisseur de la bande dessinée numérique.
Le sujet du jour, on le rappelle était : « BD et numérique : où en est la France ? ».
Dans la présentation des intervenants, Luc Bourcier nous informe que l’entreprise Izneo se portait « extrêmement bien » et qu’elle était sur le point de doubler son chiffre d’affaire par rapport à l’an passé.
Selon lui, le confinement a accéléré le développement de la BD numérique en France et en Europe, « mais c’est aussi lié au développement croissant des technologies numériques en France, tempère-t-il. Les acteurs sont en effet de plus en plus nombreux et ils contribuent à l’augmentation de ce marché, aussi bien en valeur qu’en volume. L’ensemble des usages du numérique a globalement tendance à s’intensifier. »
« Cependant, ajoute-t-il, face au Japon et à la Corée, nous sommes très en retard : la part des ventes numériques liées à la BD [dans ces pays] représente 50% du chiffre d’affaire contre seulement 2% en France et moins encore dans les différents pays européens. [...] Le chiffre d’affaire de Izneo est de cinq millions d’euros, nous sommes plutôt petits sur ce marché, en fait. [1] On parle de parts de marché, mais la vérité c’est que le marché lui-même est très limité. L’objectif aujourd’hui, c’est de développer les usages. Les gros lecteurs lisent à la fois du papier et du numérique. On veut que la bande dessinée digitale entre dans les loisirs numériques, car aujourd’hui, la bande dessinée physique perd du terrain. Il y a un effritement du lectorat chez les jeunes lecteurs. »
Jean David Morvan explique qu’en tant qu’auteur, il est très attentif aux innovations et aux propositions liées au numérique dans le cadre la bande dessinée en France. Cependant, les éditeurs proposent globalement jusqu’ici des contrats sur lesquels l’auteur ne touche que 8% du produit de la vente, ce qui, selon lui, n’est pas du tout approprié. : « Le numérique est une opportunité fabuleuse pour lire de la bande dessinée sur des supports différents ». Ce serait en effet dommage que les talents s’en détournent en raison d’une rémunération inadaptée.
Peut-on gagner sa vie avec le numérique ?
Car le modèle économique est au cœur de l’enjeu. Comment rémunérer les différents maillons de la chaîne ?
La plateforme Bayday, qui vient donc d’arrêter son activité, avait tenté une expérience alternative, « digital native », partant du principe que les BD créées à l’origine pour la diffusion digitale auraient plus de chances de se vendre. Pour attirer les auteurs, en compensation de la limitation des coûts que permettait le support, la plateforme proposait quant à elle une rémunération de l’auteur à hauteur de 70% du chiffre d’affaire généré. Les œuvres diffusées sur la plateforme avait vocation à être traduites en cinq langues. On sait que les lecteurs, mais aussi et surtout les auteurs, n’ont pas été au rendez-vous, la plateforme fermant après un peu plus d’un an d’activité.
Cette expérience indique la limite de l’exercice : il faut que l’auteur puisse suffisamment gagner sa vie dans une production numérique. Luc Bourcier constate que les modèles de rémunérations de l’Europe avec ceux de l’Asie sont difficilement transposables. L’Asie a atteint, selon lui, une masse critique suffisante pour qu’auteurs et éditeurs puissent s’engager économiquement. Nous n’y sommes pas en Europe
Nicolas Gougu, partie prenante dans le financement de l’initiative de la Revue Dessinée, propriétaire depuis quelques années du magazine gratuit Zoo Le Mag (version papier et numérique) raconte l’évolution d’une revue, La Revue Dessinée, créée par six auteurs visant au départ la seule exploitation numérique. Le business plan nécessitait de dépasser un seuil de 20 000 abonnés...
Le groupe Gallimard, actionnaire du projet, a considéré que l’objectif était un peu ambitieux et a tablé sur une combinaison entre le papier et l’application. Au bout de la première année, le seuil de 23 000 exemplaires vendus pour chaque numéro était atteint. Cela a abouti à la suppression de l’application remplacée par une expérience flat (homothétique à la BD parue en librairie) pour se concentrer sur une revue uniquement papier appuyée sur un système d’abonnements.
Pour l’application Bubble, le business model a été également complexe à élaborer et il n’est pas complètement arrêté aujourd’hui. La majeure partie de l’argent généré par le site provient des commissions de vente des albums papier via des affiliations, Bubble ayant aggloméré plus d’une centaine de libraires partenaires dans une sorte de méta-libraire numérique. Le site génère également des revenus grâce à ses recettes publicitaires. « Tout cela combiné, on est presque rentables », indique Nicolas Dévé. Des projets éditoriaux sont également en cours dont ActuaBD a déjà parlé.
L’Eldorado du Webtoon
Le Webtoon va t-il renverser la table dans le monde du divertissement comme le jeux vidéo a pu le faire dans les années 1980 ? Pour le CEO d’Izneo, ancien acteur de ce secteur, la réponse est... « pas vraiment... ».
Selon lui, tous les formats ne sont pas transposables, le franco-belge n’est par exemple pas adaptable en webtoons. « Si le Webtoon se développe avec une aussi forte poussée qu’en Corée je pense que ce serait au détriment de la bande dessinée franco-belge. ». Sébastien Ruchet appuie son propos : « Il y a effectivement un problème lié à lisibilité du Franco-belge. Ce sont des marchés très différents. »
Nicolas Dévé ajoute : « En Europe, la bande dessinée n’a jamais trouvé son business model du côté de la vente au titre. Les droits ne sont pas assez conséquent,s ce qui n’encourage pas les auteurs à franchir le pas. Mais je suis persuadé que le public est présent et prêt à consommer de la BD numérique. »
L’un de ses freins réside notamment dans le piratage. Il est colossal, en particulier au travers des sites de scantrad. Ruchet souligne que le piratage est avant tout un problème de service : quand le manga est présent sur le territoire, les sites de scantrad retirent souvent d’eux-mêmes les albums piratés.
Les intervenants conviennent cependant qu’il y a un gap générationnel de plus en plus marqué entre les anciens et les nouveaux usagers. Il y a des différences de pratique, les attentes et les usages sont très différents.
Intervenant dans le débat, Camille Horiot de l’institut de sondage GfK précise que dans, les statistiques de vente de livres-papiers, « les destinataires d’achat de moins de 30 ans sont en hausse. On a gagné 6 points en 2020 par rapport à l’année précédente. Il y a un attrait d’un public jeune pour les ventes en librairie et des belles performances dans le domaine de l’édition papier. L’année 2020 est certes un peu chahutée, mais avec le confinement il y a très probablement eu un regain d’achat. La dynamique est tout de même positive depuis plusieurs années. » Elle conclut avec ce paradoxe : les ventes ont augmenté en 2020 avec une offre qui, elle, a diminué, ce qui est plutôt surprenant.
L’alternative d’une liseuse couleurs entièrement consacrée à la bande dessinée a également été évoquée. Cependant, les propositions techniques proposées actuellement semblent encore balbutiantes et perfectibles.
Est-ce que la BD numérique est à la ramasse en Europe en raison d’un manque d’intensité capitalistique ? Elle s’explique, selon Nicolas Gouju, par un problème dans la répartition de la valeur de la chaîne du livre. Elle doit être réformée par les différents acteurs : auteurs, éditeurs, diffuseurs, distributeurs...
Un autre problème réside dans ce que certains appellent « la surproduction » : en terme de valeur, de volume, d’éditeurs et d’auteurs, la croissance a explosé. Jean David Morvan, le seul auteur présent dans cette table ronde conclut : « Il faut prendre en considération que le jour où les auteurs de BD ne gagneront plus suffisamment leur vie, ce débat n’aura plus lieu d’être. Il faut essayer de comprendre comment diffuser, créer et transformer tout ça pour que les auteurs soit justement rémunérés. Le but, c’est de créer et pouvoir lire de la bande dessinée partout et sous toutes ses formes que ce soit papier, numérique. » Une conclusion de bon sens.
(par François RISSEL)
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Le marché de la BD en France est de l’ordre de 600M€ par an. NDLR.
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