Julien Dubois a.k.a. Éric Bonjour est LA gloire passée du piano : des tournées internationales, plus de 70 millions de disques vendus et de nombreuses récompenses jalonnent la carrière de l’artiste. Nous sommes en 1997 à Cressy-la-Valoise, le maestro est âgé et passe ses journées à fumer en se délectant de ses morceaux favoris accoudé à son tourne-disque.
L’histoire débute sur le perron de son imposante propriété avec Adeline Jourdain, jeune stagiaire au Monde. Elle souhaite plus que tout interviewer le célèbre et irascible pianiste. Déterminée, la journaliste en herbe obtient gain de cause et entame un entretien-portrait retraçant la vie de l’artiste.
Tout débute en 1933 avec la première victoire de Julien Dubois à un concours régional. Un évènement marquant que ses biographes analysent comme le point de départ d’une glorieuse carrière. L’artiste nous en livre une version plus intime, celle d’une rencontre mémorable qui le hantera toute sa vie. C’est l’entrée en scène du principal protagoniste de la vie du pianiste : Frédéric Simon, artiste maudit et virtuose méconnu de sa génération.
De l’enfance dorée de la star à son séjour dans la rue en passant par l’occupation allemande, les studios d’enregistrement ou les dessous du succès, le lecteur se prend au jeu de l’interview et se laisse happer par le parcours de vie du maestro. Pendant plus de 300 pages, réalité et souvenirs reconstitués dansent et virevoltent sur les airs populaires d’Éric Bonjour. Et alors que ce dernier, en véritable show man, occupe le devant de la scène, le portrait de Frédéric Simon s’esquisse en backstage.
La caractérisation de ce second personnage se veut discrète, n’attirant jamais la lumière à elle et maintenant la focale sur Julien. C’est pourtant un portrait tragique, poignant et émouvant qui nous est proposé. L’histoire d’une vie chaotique, si courante au XXe siècle et qui nourrira le sentiment d’imposture de la star. Une construction de personnage savamment menée d’autant plus qu’elle sert également la caractérisation du narrateur (Julien Dubois), comme si Frédéric, par sa discrétion et sa modestie, se dérobait à sa propre personnalité.
Le dessin de Juan Cavia n’est pas étranger à la profusion d’émotions ressentie à la lecture de l’histoire des deux pianistes. Son trait crayonné brouille les contours de ses personnages dont les fortes personnalités sont rehaussées par une large galerie d’expressions. Son utilisation de la trame apporte relief et profondeur visuelle à ses personnages, tandis que sa mise en couleur, douce et maligne, de même que le travail sur les décors d’époque, viennent parachever une prestation toute en nuances. Une lecture singulière et marquante. Notons que les deux compères n’en sont pas à leur première collaboration et ont notamment signé Amertumes aux mêmes éditions Paquet en 2019.
Si les histoires d’artistes maudits ne parvenant à conjuguer succès et santé mentale sont pléthores, Ballade pour Sophie a en elle ce petit quelque chose de plus. Le duo d’auteurs portugo-argentin nous délivre une partition historique émouvante, sans fausse note, mêlant amour, rivalité et musique avec brio. Bravo maestros !
(par Thomas FIGUERES)
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Ballade pour Sophie - Par Filipe Melo & Juan Cavia - éditions Paquet - 320 pages - Sortie le 13 janvier 2021 - Prix : 27 euros.