ActuaBD n’a pas eu, pendant longtemps, la réputation de faire la part belle à l’édition alternative - et c’est un euphémisme. Mais, la diversité et l’ouverture demeurent des principes-clés de la ligne éditoriale. C’est pourquoi on y retrouve régulièrement les éditeurs indépendants « historiques », comme L’Association, Cornélius, Les Requins Marteaux et le Frémok, ou d’autres plus jeunes, tels Adverse, Misma, Super Loto Éditions et 2024.
Or ceux-ci ont été particulièrement chahutés par la crise sanitaire et ses conséquences. Report de nombreuses sorties, baisse de visibilité avec la fermeture des librairies, annulation des festivals et salons où ils réalisent un grande part de leurs ventes, quasi absence des palmarès et sélections de fin d’année - celle du festival d’Angoulême faisant exception et créant un effet de loupe assez trompeur... Beaucoup de maisons d’édition se retrouvent en difficulté, avec une trésorerie chancelante. Si elles ont résisté jusqu’ici, l’année 2021 sera vraisemblablement une pierre d’achoppement.
Suivant la définition proposée par le Syndicat des éditeurs alternatifs, nous avons choisi « des œuvres tournées vers la création et éloignées du formatage industriel, [qui] s’efforcent d’élargir sans cesse le champ littéraire et visuel existant, tout en stimulant l’émergence et la circulation d’idées » et publiées en priorité par des éditeurs indépendants des grands groupes possédant de multiples filiales. Pas sectaires, nous nous sommes permis quelques - rares - entorses à ces critères. Et c’est encore une fois la diversité et l’originalité qui ont été privilégiées par Aurélien Pigeat, qui propose un Top 5, Tristan Martine, avec un Top 4, Thomas Bernard, avec une sélection de neuf titres, et Frédéric Hojlo, avec un choix non hiérarchisé de douze ouvrages.
La sélection d’Aurélien Pigeat
1. Longue Vie de Stanislas Moussé (Le Tripode)
2. Un Travail comme un autre d’Alex W. Inker (Sarbacane)
3. Le Discours de la panthère de Jérémie Moreau (Éditions 2024)
4. Celestia de Manuele Fior (Atrabile)
5. Azur de Simon Bournel-Bosson & Maxime Gueugneau (Kiblind)
Si les lectures de l’année, rubriques obligent, m’ont conduit à lire davantage les productions « Asie » et « Comics », 2020 a été marquée par la découverte, en dehors de ces sphères, de quelques titres qui m’ont fortement marqué, par leur propos et / ou leurs parti-pris graphiques et narratifs.
Au premier chef de ces rencontres, les deux volumes de Stanislas Moussé, Longue vie et Le Fils du roi (Le Tripode). Une aventure médiévale-fantastique, d’apparence enfantine, que l’on pense entendue, mais narrée d’une façon totalement inattendue, inventive et puissante à la fois.
Puis Un Travail comme un autre (Sarbacane), d’Alex W. Inker. L’adaptation d’un roman, aux dimensions historiques et psychologiques essentielles, subtilement rendues et surtout transcendées, notamment par un usage de la couleur assez stupéfiant.
Viennent ensuite trois coups de cœur très divers par leurs sujets et leurs registres. La fable animalière du Discours de la panthère de Jérémie Moreau (Éditions 2024) dans un premier temps. Un propos d’ensemble brodé pas à pas grâce à l’enchevêtrement d’historiettes d’apparence morale et philosophique. L’aventure poétique et éthérée, existentielle et énigmatique de Celestia, de Manuele Fiore (Atrabile), dans un deuxième temps. Pour son ambiance, son esthétique et son cadre, tous trois éminemment troublants. L’enquête journalistique en forme de road trip déployée par Simon Bournel-Bosson (dessin) et Maxime Gueugneau (textes) dans Azur (Kiblind) dans un troisième temps. Pour son humour, sa composition mêlant textes et illustrations et son graphisme, pop et coloré.
La sélection de Tristan Martine
Cet album clôt en apothéose une série marquante avec un troisième volume magistral qui a remporté le Prix Cheverny de la bande dessinée historique et qui est en lice, comme les deux premiers tomes l’avaient été, pour un Fauve à Angoulême. Grégory Jarry et Nicole Augereau ont su adapter avec maestria le récit de l’aventurier Belzoni, proposant un album rythmé et dessiné par Lucie Castel, dont le dessin vif se marie naturellement aux gravures de la fin du XVIIIe siècle. L’ensemble renouvelle le genre de la bande dessinée historique, tout simplement.
2. Le Collectionneur - Tome 5 : Les aventures de la librairie introuvable d’Alep & Deloupy (Jarjille)
Alep et Deloupy ne sont pas seulement les deux fondateurs des Éditions Jarjille, qu’il dirigent avec conviction et courage. Ils sont aussi à l’origine d’une série d’albums de bandes dessinées traitant de... bande dessinée, à travers les aventures de libraires, chaque tome prenant pour prétexte un livre précis. Ce nouveau volume, qui aborde la thématique du vol d’enfants organisé par l’État franquiste, confirme les talents de scénariste d’Alep et montre les progrès faits par Deloupy au dessin ces dernières années. L’album de la maturité, le meilleur de la série !
3. Le Journal de Clara de Clément Xavier & Pauline Cherici (Actes Sud – L’an 2)
La thématique semblait casse-gueule : comment parler de Clara, qui fut la maîtresse de Mussolini pendant des années, sans verser dans le voyeurisme ou dans l’anecdotique ? En adaptant le journal de Clara Petacci, Clément Xavier et Pauline Cherici évitent tous ces pièges et proposent un récit aussi haletant qu’intelligent. Ce roman graphique servi par un noir et blanc nerveux permet de mieux comprendre la personnalité du Duce et nous plonge dans une page complexe de l’histoire italienne.
4. L’Association des femmes africaines de Swann Meralli & Clément Rizzo (Marabulles)
Cet album croise deux intrigues : d’un côté la création dans une banlieue d’une association d’entraide de femmes pour combattre ensemble, notamment contre l’isolement ; de l’autre le développement dans ce même quartier d’une communauté sectaire qui marie de force des jeunes femmes, notamment kényanes, et pratique l’excision forcée. Ces questions sont lourdes, mais cet album réaliste traite avec force le thème de la charge mentale et plus généralement de la place des femmes dans les banlieues françaises. On attend la suite avec intérêt.
La sélection de Thomas Bernard
Cascade de Fabio Viscogliosi (L’Association)
Pourquoi faire court quand on peut faire très long ? Lisez donc ceci, ça en vaut la peine.
Le Caramel du Jurassique de Roxane Lumeret (Albin Michel)
Je le dis et je le répète : Roxane Lumeret, c’est le giallo pour loupiots et ce livre-là, avec son ambiance digne d’un vieux Disney réalisé par Dario Argento, c’est du roudoudou double crème pour les mirettes des petits T-Rex.
Mauretania. Une traversée de Chris Reynolds (Tanibis)
Comme l’écrit Ed Pinsent dans sa postface : « Ce ne sont pas des bandes dessinées, ce sont des sortilèges ». Étrange, inquiétante, obsédante, cette œuvre magistrale du 9e Art ouvre un espace dans votre boîte crânienne qui n’est pas prêt de se refermer.
Paracuellos (coffret deux volumes) de Carlos Gimenez (Fluide Glacial)
Vous lisez ça puis Pascal Brutal de Riad Satouff et, en louchant un peu fort, vous arriverez à voir la France des prochains siècles. Une pépite intemporelle par un des grands maîtres de la bande dessinée.
Ville Nouvelle de Łukasz Wojciechowski (Éditions ça et là)
L’urbanisme déshumanisant démontré et démonté magistralement en bande dessinée par un architecte polonais, et tout ça grâce au logiciel Autocad : c’est Kafka à Legoland !
Détective Kahn de Min-seok Ha (Misma)
Si j’avais la flemme, je pourrais décrire cette bande dessinée comme une simple addition : Cocoshaker + Inspecteur Gadget + Un Collège Foufou. Bon, par souci de professionnalisme, je vous dirai quand même que Détective Kahn, vu de loin, ça a tout de la madeleine bubble gum pour quadra régressif. Mais en fait, c’est pire que ça, c’est la seule véritable fontaine de jouvence que je connaisse.
Violence and Peace de Kaze Shinobu (Le Lézard Noir).
Compositions somptueuses, histoires violentes et mystiques : bienvenue dans les trips psychédéliques et furieux de Kaze Shinobu. À ce jour, aucune descente n’est garantie par l’éditeur poitevin, et c’est encore heureux.
Morte-Saison de Nicole Claveloux & Édith Zha (Cornélius)
Parce que Nicole Claveloux a toujours quarante ans d’avance (comme c’est démontré ici) et parce que ce n’est pas Métal Hurlant qui doit ressortir aujourd’hui mais Ah ! Nana.
Krazy Kat. Les Quotidiennes panoramiques de 1920 de George Herriman (Les Rêveurs)
Fulgurance de la langue (POW !) qui tient de l’incantation magique, poésie nerveuse du trait, félin au sexe indéterminé, briques en apesanteur : l’avant-garde a 100 ans. Happy birthday !
La sélection de Frédéric Hojlo
Le Taureau par les cornes de Morvandiau (L’Association)
Dessinateur de presse, enseignant et auteur de bandes dessinée, Morvandiau retrace l’histoire de sa mère, femme de caractère, et celle de son fils, atteint de trisomie. La disparition de l’une et l’apparition de l’autre poussent à la réflexion et à la remise en question, non sans humour. Le Taureau par les cornes constitue une chronique familiale riche, tendre et pudique.
Gousse & Gigot d’Anne Simon (Misma)
Peut-être mon préféré parmi mes préférés ! Quatrième volume de la saga se déroulant dans le Pays Marylène, contrée imaginée par Anne Simon, Gousse & Gigot est un récit dur, où l’apparence du fantastique n’est là que pour mieux dévoiler notre réalité. La vie des deux sœurs permet d’en découvrir encore plus sur le Pays Marylène et son histoire. Mais celle-ci est loin d’être terminée...
Michel et le grand schisme de Pierre Maurel (L’employé du Moi)
Pierre Maurel excelle dans la description de nos sociétés contemporaines, ultralibérales et nombrilistes. Sa série des Michel témoigne d’un regard terriblement lucide, bien que drôle. Quatrième tome des petites aventures de son personnage rondouillard et poissard, Michel et le grand schisme est le meilleur résumé des évolutions de ces dernières années.
Les Imbuvables de Willem (Les Requins Marteaux)
Il serait déplacé de présenter Willem. Depuis les années 1960, il est toujours là, fidèle caricaturiste de notre vie politique et de nos mœurs plus ou moins dissolues. Les Imbuvables, ce sont d’abord Trump et Macron. Mais ils sont entourés d’une clique infernale que le dessinateur ne rate pas. Indispensable Willem.
Rorbuer d’Aurélie Wilmet (Super Loto Éditions)
Avec son Rorbuer, la jeune autrice Aurélie Wilmet fait une entrée remarquée dans l’édition de bande dessinée. Et il fallait la témérité de Super Loto Éditions pour la soutenir. Son livre transporte le lecteur dans une Norvège mystique et mystérieuse, aux couleurs vives et contrastées. Étonnant !
Pandémie, changement climatique, crise économique : nous n’en avons plus pour longtemps. À moins de suivre à la lettre les préceptes du Manuel de civilité biohardcore écrit par Antoine Boute et dessiné par Stéphane de Groef et Adrien Herda. Après avoir détruit tous les temples du capitalisme et brûlé les idoles du consumérisme, il ne restera plus qu’à se réfugier en terra incognita. Au fin fond de la Bourgogne par exemple.
Francesca Murphy ! de Thomas Gosselin (Atrabile)
Francesca Murphy ! fait partie de ces ouvrages impossibles à résumer. On y bondit à travers le temps et l’espace, à la suite de Francesca, sur un rythme soutenu. Thomas Gosselin est sans l’ombre d’un doute l’un des tous meilleurs scénaristes de sa génération, osant briser la linéarité de la narration et perdre ses lecteurs. Et il est d’une grande inventivité graphique, ce qui ne gâche rien.
Trois heures de Mana Neyastani (Arte Éditions / Éditions çà et là)
Réfugié politique en France depuis presque dix ans, le dessinateur iranien Mana Neyestani a raconté son pays, son exil, son arrivée. Son dessin hachuré et son sens du récit rendent ses bandes dessinées passionnantes. Trois heures, un quasi huis clos à l’aéroport d’Orly, raconte ses déboires au moment de partir quelques jours au Canada. Une situation kafkaïenne qui réveille des tensions personnelles et universelles.
Battue de Marine Levéel & Lilian Coquillaud (6 Pieds sous terre)
Dans Battue, la confrontation de l’homme à la nature est un leurre. Le véritable affrontement oppose des conceptions du monde pour ainsi dire irréconciliables. Les grands espaces et les couleurs merveilleuses - dans tous les sens du terme - de Lilian Coquillaud contrastent, à dessein, avec le scénario oppressant de Marine Levéel. Preuve que les « anciens » de l’édition alternative, en l’occurrence 6 Pieds sous terre, savent toujours dénicher des perles rares.
Lola, reine des porcs de Martes Bathori (The Hoochie Coochie)
L’ « Utopia Porcina » domine le monde. Les porcs, après leur révolution contres les « anthropiens », ont pris le pouvoir et l’exercent sans pitié. Dans ce nouvel épisode de sa fresque dystopique, Martes Bathori fait des quelques humains survivants les jouets de leurs maîtres cochons. De son dessin baroque et même outrancier, il décrit un monde répugnant, empli de sexe et de violence, à la limite du soutenable. Bien en-deçà donc de ce dont les êtres humains sont capables.
Les Quatre Détours de Song Jiang d’Alex Chauvel & Guillaume Trouillard (Les Éditions de la Cerise)
Projet de très longue haleine, écrit par Alex Chauvel et dessiné par Guillaume Trouillard, réalisé en partie par une équipe de bénévoles appelés solidairement à la rescousse, Les Quatre Détours de Song Jiang est un magnifique livre objet - un leporello tout en couleurs enrichi de huit cartes - à lire, à déplier, à admirer. C’est aussi la promesse d’un voyage dans la Chine médiévale, entre dialogues aux inspirations philosophiques et paysages de montagnes embrumées. Du grand art.
Visages du temps de Sammy Stein (Éditions Matière)
Attention aux apparences : Visages du temps ne contient pas de bandes dessinées abstraites. Ce recueil de Sammy Stein édité par Matière rassemble de courts récits dessinés au fil des ans, jouant avec les formes, les textures, les effets. Fausses illusions d’optique et vraies réflexions sur le passage du temps créent un ensemble déroutant. Est-ce encore de la bande dessinée ? Plus que jamais !
(par Frédéric HOJLO)
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