Il est des manœuvres qui sont parfois contre-productives. Pour la publication de cet ouvrage, une assemblée de bonnes fées a été mise autour du berceau : Fantagraphics, l’excellent éditeur américain de Crumb, de Vaughn Bodé, mais aussi de Walt Disney, de Charles M. Schulz et des frères Hernandez, en est l’éditeur d’origine ; sa conception graphique est de l’orfèvre de l’étrangeté, le dessinateur Dan Clowes (Ghost World), l’avant-propos est du très hype Chris Ware, et le réputé théoricien de la BD Thierry Groensteen, fondateur du Musée de la BD d’Angoulême, en est l’éditeur francophone sous le très chic label Actes Sud / L’An 2. Le comité de sélection du Festival d’Angoulême l’a inscrit dans sa très snobe liste des nominés pour la catégorie Patrimoine.
À cela s’ajoutent les slogans accrocheurs : "Le classique de l’école du New Yorker", "Célébré par Art Spiegelman et Chris Ware, un chef-d’œuvre de drôlerie et de merveilleux", "la bande dessinée qui a inspiré Calvin et Hobbes"... Et de s’étonner de la bêtise des éditeurs francophones qui n’avaient pas encore fait justice d’une traduction à ce "chef d’œuvre".
En fait, cela fait plusieurs semaines que dans notre rédaction, nous regardons cet ouvrage comme un dinde de Noël regarderait une huître, avec circonspection. On ouvre l’ouvrage, on trouve le graphisme peu accrocheur -la comparaison avec Calvin & Hobbes ne fait pas long feu, on lit la préface très laudative de Chris Ware marquée par une lourde bouffée de nostalgie et puis cette irritante introduction de Jeet Heer qui ajoute une collection de qualificatifs et de concepts fumeux ("l’interaction entre la réalité et l’imagination", "Parler de philosophie à propos d’un comic strip mettant en scène un petit garçon de cinq ans et son parrain-fée risque de passer pour une dérive intellectualiste", etc.) au concert de louanges. Il tente au passage d’embrigader la "Ligne Claire" dans l’école du New Yorker. On lui aura tout fait faire, à celle-là ! [1]
"Difficile de parler du Barnaby de Crockett Johnson sans délirer d’enthousiasme" écrit Jett Heer. C’est du délire, en effet. Car même si Barnaby s’avère être le récit charmant d’un enfant imaginatif dans une Amérique qui vit bourgeoisement la Deuxième Guerre mondiale avec un understatement plutôt raffiné, très new-yorkais à tout dire, son graphisme n’a ni la classe révolutionnaire d’un Winsor McCay, ni l’esthétisme d’un George McManus, ni la fantaisie surréaliste d’un George Herriman, ni la qualité humoristique d’un Gluyas Williams, encore moins celle des auteurs de comic strip qui leur succèdent : le trait merveilleux de Walt Kelly, la cérébralité pénétrante d’un Schulz, encore moins la fantaisie enjouée d’un Bill Watterson dont le parallèle avec le tigre en peluche du petit Calvin et le "parrain-fée" invisible de Barnaby, ponctuant ses dialogues d’un très irlandais et incompréhensible “Cushlamochree !” que le traducteur français n’a pas eu le talent de transposer, nous semble particulièrement surjoué.
Il n’est pas jusqu’au lettrage -une banale Helvetica- qui ne rebute, alors qu’elle fait s’esbaudir le préfacier Jett Heer et que tous les auteurs précédemment cités avaient un lettre dessinée qui synthétisait merveilleusement leurs esthétiques respectives.
Alors pardon de contrarier cette compagnie de bonnes fées, mais le fait que cette BD ait influencé une poignée onaniste de cartoonists américains ne la qualifie pas de chef d’œuvre. Tout au plus est-elle à mentionner dans une histoire de la bande dessinée des États-Unis.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Cela dit, il s’agit peut-être là d’une initiative du traducteur de l’ouvrage, le "théoricien de la BD" Harry Morgan, qui n’en est pas à une erreur d’interprétation près...
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