Après Pierre Pelot, Jean Vautrin. « Canicule » est votre seconde incursion dans le roman noir en cinq ans. C’est un genre qui vous correspond particulièrement ? Ou qui est fondateur pour vous ?
Fondateur je ne sais pas. Ce qui est fondateur pour moi, c’est le désir que j’ai eu de mettre en scène les miens, les gens de peu. Je voulais aussi parler du monde comme il allait. Je considère, et je ne suis pas le seul, que le roman noir est probablement la littérature contemporaine, dans le sens où elle parle du monde d’aujourd’hui. C’est logique de se sentir porté vers le roman noir. Et puis formellement, quand je fais « L’Autoroute du soleil » ou « Cours camarade », je n’en suis pas loin.
Même « L’Enragé » peut s’y ranger…
Oui. Mais ça n’est pas une affaire de codes. À partir du moment où l’on envisage le monde comme il est, c’est à dire sans faux semblants, on est dans la proximité immédiate de ce qu’on qualifie de roman noir. Pourquoi est-il noir ? Parce qu’il parle aussi des choses qui ne vont pas ! Mes choix de départ en bande dessinée m’emmènent vers ce type de récit, souvent écrit par des gens qui me sont proches.
Comment a eu lieu votre rencontre avec Jean Vautrin ?
On s’est connus grâce à la bande dessinée. Jean Vautrin faisait partie du jury du Festival d’Angoulême qui m’avait attribué le prix du meilleur album pour « Le Chemin de l’Amérique ». J’étais étonné que ce type dont je lisais les romans, s’adresse à moi en ces termes là, sans a priori vis-à-vis de la bande dessinée. Et puis même avec un a priori favorable !
Il fait partie de cette génération d’écrivains français de roman noir qui ont eu un intérêt pour la bande dessinée : Manchette, Jonquet,…
Pouy, Daeninckx, etc. En fait, je crois que ça tient à l’état de déconsidération dans lequel était tenu nos deux disciplines respectives. Ça nous rapproche : puisque qu’on nous crache dessus, voyons ce que l’on peut faire ensemble ! Notre problème comme auteurs de soi-disant sous-genre, ce n’est pas ce mépris. Notre problème c’est de faire en sorte que ce que l’on fait tende à l’excellence.
Dans « Canicule », on découvre une galerie de personnages absolument incroyables. La ferme où Jimmy Cobb se réfugie est une véritable pétaudière. On a l’impression que tout peut exploser d’un moment à l’autre. C’est ça qui vous a donné envie de vous emparer de ce roman ?
Il y a un autre roman sur lequel j’ai failli aller, c’est « Billy-Ze-Kick », où il y a le même type de personnages. De toute façon, les personnages de Vautrin dans ses premiers romans ont cette… Comment dire. Ce n’est pas vraiment de la truculence, mais plutôt de la folie permanente, une déraison. C’est ça : ils sont sans arrêt au bord de la déraison. C’est ce qui m’a intéressé. Le déséquilibre dans lequel ils sont va générer du mouvement, de l’action, des péripéties. Ce sont des romans dans lesquels tu rentres facilement.
Dans mon adaptation, j’ai essayé de faire en sorte que la manière dont je raconte mon histoire soit la plus proche possible de cette facilité. J’espère que mes images aspirent le lecteur, de manière à ce qu’il se laisse aller à une sorte de volupté.
Dans votre récent recueil « Ici et là », paru aux Rêveurs, vous disiez constater qu’avec le temps, votre style était de plus en plus dans le mouvement. J’ai l’impression que c’est plus vrai que jamais dans « Canicule » où les personnages sont comme branchés sur 220 volts…
Oui, ils sont toujours en train de se déplacer pour aller quelque part. Quand ils arrêtent de se déplacer, ils sont morts. Paradoxalement, ils sont confinés dans un espace vachement clos. C’est de l’agitation, dans un espace très fermé. Cette frénésie qui s’empare d’eux a à voir avec l’hystérie. Je crois que c’est le propre de la pulsion quand elle s’exprime sans aucune retenue morale. Ce sont les corps qui parlent. On se demande si ces personnages ont un cerveau…
Dans l’album, on retrouve des motifs graphiques qui vous sont vraiment propres. J’ai noté : les briques, les coups de poings, les visages tuméfiés, les lavis en couleurs, les lignes de vitesse,… Avez-vous l’impression d’avoir atteint une sorte de plénitude dans le dessin qui vous rend complètement libre pour écrire ?
À vrai dire, je n’ai jamais rien cherché dans le dessin. Si, en fait, je cherche toujours dans le dessin. Mon dessin ne sera jamais fixé. C’est constitutif de ce que je suis dans la bande dessinée. Je ne suis pas un dessinateur serein. Je suis sans arrêt en train de faire le tour de mes difficultés pour représenter les choses, afin qu’elles soient le plus près possible de ce que je voudrais qu’elles soient. Ce que je recherche dans mon dessin, c’est à atteindre une forme d’incandescence dans chacune de mes vignettes. Non pas qu’elle soit explosive, mais qu’elle soit parfaite. Je cours après ça. Je m’en approche, j’y arrive jamais,… Donc, dans ma façon de dessiner, je ne suis jamais dans la plénitude de mes moyens. Je suis en recherche de cette putain d’incandescence. C’est quasiment le blast de Larcenet que je cherche ! On ne parle plus de dessin, je veux créer les conditions pour une émotion optimum du lecteur.
Avez-vous vu le film d’Yves Boisset ?
Non, je ne l’ai pas vu et j’ai refusé de le voir dès l’instant où j’adaptais le bouquin ! Ce sont des images, c’est trop ! Je ne voulais pas être « pollué », même si le travail de Boisset est très bon. Rien que de savoir qu’il y avait Lee Marvin dedans, ça m’a pourri la vie. D’ailleurs que crois que Cobb a le petit rôle qu’il a dans mon « Canicule », simplement parce que je ne voulais pas qu’il tire la couverture à lui, comme j’imagine que c’est le cas dans le film. Marvin étant la star, c’était logique. Dans mon album, il est l’élément presque pasolinien, il révèle cette famille à elle-même. Il y avait ce truc latent, non exprimé, et l’arrivée de Cobb fait que tout explose !
Il est l’étincelle ?
C’est vraiment ça. C’est le déclencheur.
Depuis quelques années, vous avez confié une partie de votre catalogue à la petite maison d’édition « Les Rêveurs ». Quelle est l’origine de cette rencontre ?
Je ne me suis jamais posé la question de la fidélité à un éditeur. Je pensais que c’était important. Mais après, tu te rends compte que tu fais vite partie des meubles, et qu’il se casse un petit peu moins le cul que pour quelqu’un d’autre qu’ils veulent séduire. C’est l’éternelle question de l’ancienneté. Pour moi, c’était bien et sain de travailler avec différents éditeurs. Du coup, celui que tu quittes momentanément, il fait la gueule mais la prochaine fois tu travailleras un peu plus pour lui. Dans le cas des Rêveurs, c’est Nicolas Lebedel qui m’a contacté. Je trouvais sa production magnifique. Notre premier livre, ça a été une réédition de « La Piscine de Micheville ». Il est venu me trouver en me disant que c’était dommage que certains de mes albums ne soient plus disponibles. Dans la foulée, il m’a proposé de les rééditer. Pour moi c’était casse-gueule, mais ces petits tirages (entre 3.000 et 4.000 exemplaires) sont très bien réalisés et se vendent. Il y a un public pour ça. De fil en aiguille, on s’est décidé à publier des blocs. Il y a une cohérence entre « Villerupt 1966 », « Les Années Spoutnik » et la troisième trilogie à laquelle je vais m’atteler dans les prochains mois.
En janvier dernier, lors du Festival d’Angoulême, il y a eu pas mal de polémiques concernant les modalités de l’élection du Grand Prix. Est-ce que vous pouvez partager votre sentiment sur cette réforme en cours ? Avez-vous le droit et l’envie d’en parler ?
Apparemment, pour l’instant, c’est un débat en interne. La question est très simple. Soit on abandonne notre prérogative de choisir celui qui va siéger avec nous, le pair parmi les pairs. Soit, on opte pour un mode soi-disant démocratique, à savoir le vote d’un collège d’auteurs. Après, il y a toutes les positions intermédiaires qui sont en discussion. Personnellement, j’ai tranché. Je ne veux pas d’un truc à cheval entre les deux. Dieu sait si la démocratie pour moi veut dire quelque chose, mais je n’ai pas envie d’être démocrate dans ce cas précis. Cette académie n’est pas faite pour ça. Si le public vote, il vote avec ses sous, c’est sans intérêt. Jusqu’ici, on avait trouvé une manière d’attirer l’attention sur un individu et une œuvre. Sans compter l’effet de surprise, qui est toujours réjouissant. Je n’ai pas envie que ça disparaisse.
Votre présidence en 2011 vous a apporté des choses, personnellement et artistiquement ?
Ça me m’a rien apporté d’autre que la satisfaction de voir mon travail mis en valeur, mis en question sur la place publique pendant un temps conséquent. Et puis, j’ai eu une couverture presse phénoménale. Ce Grand Prix m’a également apporté la satisfaction de participer à une grande fête de la bande dessinée. J’ai toujours aimé Angoulême.
Et Angoulême vous a toujours aimé !
Oui, j’ai longtemps été le seul double lauréat du Prix du meilleur album. Désormais on est deux, avec Blain ! Il a les épaules pour être un jour Grand Prix, mais j’aimerais qu’il fasse un jour autre chose que du pastiche.
Vous avez souvent parlé d’une saga familiale à venir, « Bella ciao ». Qu’en est-il ?
Là je vais m’y mettre. Je ne peux plus reculer. Ce qui est sûr, c’est que c’est le troisième volet de la trilogie, après « Quéquette Blues » et « Les Années Spoutnik ». Peut-être qu’une fois que j’aurais fini ça, j’en aurais terminé avec cette question qui taraude : qu’est-ce que ça veut dire de ne plus être un étranger quelque part ? Quel est le prix à payer pour s’intégrer ? Combien de générations faut-il pour disparaître, se dissoudre dans une société ?
Je pense que l’intégration, c’est une dissolution active. Il est bien évident que les Italiens en Lorraine ont modifié la région. Le problème actuel en France, c’est le discours qui prétend que des gens ne sont pas « assimilables ». C’est une foutaise idéologique, c’est un avatar d’une lutte des classes qui ne dit pas son nom. Mon sujet pour « Bella ciao », ça sera ça.
Le point de départ de ma réflexion, c’est que j’ai rarement eu à faire avec des gamins de banlieue, tout simplement parce qu’ils ne lisent pas de bande dessinée. Mais quelques-uns le font. Un jour, un mec de banlieue qui m’avait lu est tombé sur le cul de voir que je n’étais pas arabe ! Je lui ai expliqué simplement qu’ils n’étaient pas les premiers à immigrer. Le môme était choqué par ce que je lui disais ! Il était intimement persuadé que ce qui lui arrivait n’était jamais arrivé avant. Mais c’est faux, l’immigration a toujours posé les mêmes problèmes !
Dans mon histoire à venir, je vais expliquer pourquoi le grand-père, la première génération n’est pas rentré au pays. La génération suivante est devenue urbaine plutôt que paysanne. Puis, il a fallu tuer l’Italien pour devenir Français. C’était la clé pour le déplacement social. J’imagine mon histoire en 400 pages, je découperai ça en épisodes, avec des médias et supports hybrides. C’est un gros chantier dans lequel je m’engage. À la fin, j’aimerais réunir « Quéquette Blues », « Les Années Spoutnik » et « Bella ciao » en un seul volume.
La dernière question, rituelle. Quel est l’album qui vous a donné envie de faire ce métier ?
Ce qui m’a donné envie de faire ça, c’est l’état du champ de la bande dessinée en France au sortir des années 1970. J’ai vu Reiser. Il m’a donné l’idée d’empoigner le monde avec des petits dessins. Ça avait l’air facile. Je me suis vite rendu compte que c’était tout un art, mais j’avais mordu au truc ! C’était le médium pour moi. L’autre choc, c’était José Munoz. Indépassable.
(par Morgan Di Salvia)
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