Bruce Wainwright est un jeune garçon passionné de comics. Et son héros préféré n’est autre que son presque-homonyme : Bruce Wayne, alias Batman. Mais le petit jeu de miroir entre sa vie et le croisé à la cape prend une tournure tragique lorsque ses parents se font assassiner sous ses yeux lors d’un cambriolage.
Bien décidé à surmonter son traumatisme, et accompagné par son oncle Alfred et le policier Gordon qui enquête sur le drame, il tente tant bien que mal de reprendre le court de sa vie et de se reconstruire. Mais c’était sans compter sur l’arrivée en ville d’une étrange ombre noire qui semble inexplicablement liée à Bruce, et dont la silhouette n’est pas sans rappeler le fameux homme chauve-souris...
Entre drame psychologique et enquête occulte, Batman Créature de la Nuit est un récit qui prend complètement à contrepied les codes traditionnels du comics pour nous offrir un discours méta sur la bande dessinée. Aussi atypique que réussi, il ne laisse pas indifférent et promet de faire date dans la longue tradition éditoriale du Chevalier Noir.
En proposant au lecteur de s’immerger non pas dans un monde de super héros mais dans un univers qui rappelle à s’y méprendre le nôtre, Kurt Busiek attaque sans concession l’idéalisme teinté de naïveté qui enrobe tout récit super héroïque. Avec cette phrase qui résonne tout au long du récit à mesure que le héros s’enfonce dans les ténèbres : "Si Batman avait été là..."
Busiek nous montre avec finesse qu’un super héros n’a sa place que dans la fiction, et que notre société ferait en réalité bien peu d’un justicier en combinaison moulante. Alors que son héros se démène pour changer le monde comme le ferait Batman, c’est pour mieux réaliser qu’il n’y a que dans les comics que la frontière entre bien et mal est aussi nette. Il ne suffit malheureusement pas de tabasser un parrain de la pègre au fond d’une ruelle pour se débarrasser du crime...
Entre désespoir et folie, Bruce Wainwright passe progressivement du héros en devenir à une figure brisée enlisée dans ses fantasmes et ses traumatismes, incapable de différencier la réalité de l’imaginaire. C’est là qu’est toute la force du récit : jouer sur la frontière entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas pour perdre autant les personnages que les lecteurs.
À ce titre, le trait de John Paul Leon est remarquable. Tout en clair obscur avec des couleurs passées à la limite du fade, il installe une ambiance glauque de polar noir teintée de mysticisme à la Mignola. Les lettrages et phylactères sont aussi très importants dans la narration : ils changent en fonction de la voix du narrateur qui varie à mesure que progresse l’intrigue.
Ce procédé n’est pas sans rappeler Watchmen d’Alan Moore, qui avec le journal de Rorshach raconte en partie son histoire à travers le point de vue d’un des protagonistes. Il fait ainsi du lecteur un voyeur indiscret, témoin malgré lui d’une tragédie qui ne le regarde pas.
Loin des idéaux glorieux qui animent d’ordinaire les aventures des justiciers de bande dessinée, Batman Créature de la Nuit est un comics qui interroge, dérange et captive. Encore plus réussi que son prédécesseur Superman Identité Secrète [1] car plus abouti, il atteste à lui seul du talent et de l’inventivité de son auteur. Plus important encore : il illustre la possibilité d’aborder autrement le comics, et de renouveler un genre qui atteindra bientôt le centenaire. Car même après toutes ces années, les héros masqués ont encore bien des choses à nous dire...
(par Jaime Bonkowski de Passos)
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"Batman Créature de la Nuit" - Par Kurt Bosniek et John Paul Leon - Urban Comics - 04/09/2020 - 216 pages - 18€10.
[1] Dont nous vous parlerons prochainement.