Depuis le retour d’Un Regard Moderne, la revue du groupe publiée par Libération entre Février et Août 1978, revenue sous la forme d’un site internet mis à jour quotidiennement entre 2002 et 2005, Bazooka est de nouveau d’actualité. En témoignent la rétrospective de Périscopages en 2004, l’anthologie publiée au Seuil en 2005 [1] ou la monographie de Marc Zermati (Pyramid, 2006). Pourquoi ce come-back miraculeux, trente ans après les faits, avec une énergie et une pertinence intactes ?
C’est que Bazooka était d’avant-garde. Dans sa manière même de s’imposer au public « en parasitant les autres [journaux]. C’est-à dire […] annexer des cahiers de seize pages dans Métal Hurlant, annexer des pages entières dansLibération » [2]. Le groupe gangrène le quotidien au point de provoquer l’ire des journalistes. Très vite sorti du rôle d’illustrateurs, ils se saisissent de l’actualité pour s’exprimer, mettre en doute, pas commenter ou analyser les faits. De ce point de vue, leur volonté de s’écarter de la Raison est en elle-même subversive.
Selon Yves Frémion « C’est ce qui s’est fait de mieux en matière de dessin politique depuis un siècle environ » (Fluide Glacial, 1978). Mauvais goût assumé, provocations, second degré jusqu’auboutiste : Bazooka amorçait aussi la grande dérive post-moderne. Ils étaient pourtant loin d’être nihilistes, ou même punks, comme le montrent les propos de Kiki Picasso : « la logique no future n’a jamais été un concept Bazooka [...] on a toujours essayé de construire quelque chose, d’embellir. » [3]
Parmi leurs hauts faits : avoir scandalisé les lecteurs de bande dessinée au point de diviser l’audience de L’Écho des Savanes par trois lors de leur publication dans le mensuel [4]. Pourtant, leur mode d’expression hybride avait tout pour plaire aux amateurs de narration graphique... Il inspirera d’ailleurs certains auteurs, au premier rang desquels Chantal Montellier [5]. Les éditeurs de bande dessinée étaient, eux séduits en tout cas : de Charlie Mensuel à Métal Hurlant, en passant par (À suivre), ou L’Écho des Savanes, quand ils n’étaient pas parodiés dans Fluide Glacial, sans oublier leurs publications chez Futuropolis, Bazooka a laissé ses traces un peu partout dans le neuvième art.
La présente rétrospective fait d’ailleurs référence à la récente publication de l’Engin Explosif Improvisé de Loulou et Kiki Picasso chez un éditeur de bande dessinée, l’Association. Continuation improbable de la série Les Animaux malades, ce livre qui recueille donc des travaux originaux et anciens a été l’objet d’une exposition homonyme organisée par Arts Factory. L’occasion de constater que si Kiki a pu passer pour un théoricien -il est notamment l’auteur de la formule "dictature graphique"-, c’est Loulou Picasso qui est indéniablement l’artiste de premier plan. Tandis que le premier s’est rigidifié, le second s’est épanoui naturellement, au-delà des codes du groupe sans en perdre le mordant. L’époque ayant changé, les images ayant submergé le verbe au point de le réduire à néant, le duo n’est plus d’avant-garde, il est désormais de son temps. Ce qui n’est pas à la portée de tout le monde, encore moins parmi les artistes quinquagénaires.
Orchestré par Camille Scalabre, professeure à Estienne, et Lulu Larsen, ex-Bazooka, l’accrochage faussement désinvolte est très réussi. Bazooka ne fout plus vraiment « la merde » (d’après Olivia Clavel), mais il n’est pas encore question de rentrer à la niche. Restreinte en surface, et dans ses ambitions, il faut l’admettre, cette exposition donne à voir un panorama de ce que fut Bazooka à son heure de gloire. On pourra cependant s’étonner que les aventures infographiques de Kiki et Loulou Picasso soient présentées d’une manière aussi conventionnelle, à travers des sorties papier, et que seulement une poignée d’originaux soient visibles, tant le travail de découpage précis, le cernage maniaque au feutre ou le collage soigneux de typo est révélateur du sérieux qui présidait aux créations du collectif.
On reprochera également à cette rétrospective de ne rien présenter qui vienne d’un journal de bande dessinée -pas même L’Écho des Savanes, Spécial Servitude, de ne pas mentionner Jean Rouzaud dont la participation au groupe fut satellitaire, ou Romain Slocombe [6], voisin influent. C’est ainsi qu’on écrit l’histoire de l’art, en rabotant par ici un défaut, en effaçant par là un emmerdeur de la photo de groupe. Comme si contextualiser une œuvre, c’était lui enlever de son génie. Pourtant, loin d’être intemporels, les travaux de Bazooka s’inscrivent dans leur époque, hier comme aujourd’hui, par leur engagement.
À la manière de Max Ernst [7] ou des Situationnistes, Bazooka a posé des jalons en Bande Dessinée, sans bandes, parfois sans dessins, mais avec une inventivité mémorable.
(par Beatriz Capio)
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Exposition ouverte du lundi au vendredi de 9H à 18H jusqu’au 8 juillet 2010 dans le hall de l’Ecole Estienne, 18 boulevard Auguste Blanqui 75013 PARIS. Metro Place d’Italie. Entrée Libre.
A noter également : Olivia Clavel expose ses toiles, dans un style assez éloigné de Bazooka à la Galerie R9, 9 rue de la Roche 89520 St-Sauveur-En-Puisaye.
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[1] Un Regard Moderne, sous la direction de Jean Seisser, avec la participation de Benoît Decron, Gilles Forest et Serge July.
[3] Entretien sur Article XI, avec également Lulu Larsen.
[4] Selon Nikita Mandryka, alors directeur de la publication, in Le Journal d’Or du journal Pilote, Dargaud (1981).
[5] Social Fiction, chez Vertige Graphic, en porte particulièrement les marques.
[6] Prisonnière de l’Armée, récemment réédité par Le Lézard Noir.
[7] Avec La Femme cent têtes, roman-collage de 1929, que les éditeurs ont délaissé.
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