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Bédu ("Les Psy") : « Je peux passer des heures sur une seule case »

Par Jean-Sébastien CHABANNES le 18 avril 2013                      Lien  
Parmi les nombreuses séries BD sur le thème des corps de métiers, "Les Psy" servis par Raoul Cauvin et Bédu (alias Bernard Dumont), ont le mérite de se démarquer nettement. La qualité du dessin et l'originalité des histoires séduisent aussi bien le grand public que les passionnés, de bande dessinée comme d'analyse !

Une des particularités de votre série « Les psy » réside dans un grand nombre de vignettes qui sont, à elles seules, un gag à part entière. chaque image est capable de raconter toute une histoire !

Un des grands plaisirs à travailler avec Raoul Cauvin, c’est qu’il laisse une totale liberté au dessin. À la lecture du scénario m’apparaissent immédiatement diverses possibilités de mise en image. C’est lors de l’étude des personnages, des accessoires et des éléments de décor qu’un choix se précise.

Ma règle de base est de trouver le chemin qui va servir au mieux le scénario non seulement dans son ensemble, mais également dans chaque vignette. Comme chaque récit a son propre personnage, l’étude de ce dernier est primordiale. J’ai besoin d’imaginer son existence en dehors du scénario : son milieu de vie familiale, professionnelle... même si le scénario n’en fait pas usage. Sans cela je n’arriverais pas à mettre de la vie dans chaque case.

Bédu ("Les Psy") : « Je peux passer des heures sur une seule case »

Je travaille minutieusement chaque vignette tant sur le plan de la clarté de lecture que sur le plan des attitudes, des expressions des personnages. Je me suis toujours interdit le travail bâclé. Je peux donc passer des heures sur une seule case et cela aussi longtemps que je ne serai pas parvenu à rendre parfaitement l’image que j’ai dans la tête. Un long ouvrage de crayonnés et une grande consommation de gommes !

Je cherche obstinément à faire évoluer les personnages dans un quotidien naturel, d’où peuvent apparaître soudain un chat, un chien ou un personnage extérieur à la scène, parce que c’est bien souvent comme cela dans la réalité. Un imprévu qui peut perturber votre conversation, voire entraîner un changement d’expression ou d’intonation de voix. Seule limite à ce processus : il ne faudrait pas que cet intrus vienne perturber la lecture du récit, car son rôle est juste d’apporter une légère touche amusante, comme un petit cadeau de la vie.

Raoul est toujours le premier lecteur de mes planches et il prend souvent beaucoup de plaisir à mes petits ajouts. Et si, comme vous, d’autres lecteurs y ont pris attention, c’est pour moi une belle récompense !

Plus de quinze ans se sont écoulés depuis le premier album des Psy. Graphiquement le personnage principal a peu évolué. Comme s’il était déjà parfaitement rôdé dès les premières planches…

Je ne suis pas de votre avis. Si vous comparez le premier récit du tome 1 et le dernier de l’album 18, l’évolution graphique saute aux yeux. Bien sûr, les personnages ont gardé leurs caractéristiques propres qui font leur originalité, mais l’approche graphique a fortement évolué au cours des années. Il est par ailleurs impossible de figer un personnage dès le départ. L’état d’esprit change en permanence et de manière inconsciente, ce qui influe inévitablement sur l’approche graphique. Je suis conscient de cette évolution et je regarde régulièrement les albums précédents pour mieux maîtriser les changements (ou du moins les rendre volontaires).

Pour un héros de bande dessinée, votre personnage principal a un physique particulièrement ingrat. Sa coupe de cheveux n’arrange d’ailleurs pas les choses...

Il est certain que le docteur Médard n’a pas un physique facile. Mais qu’attend-on d’un psy sinon une écoute intellectuelle et, si possible, des réponses à des interrogations existentielles ? On ne lui demande pas de réaliser des exploits athlétiques ni de séduire des créatures de rêve.

Il me paraît plus important qu’il soit, à l’égal de ses patients, humainement fragile. Et dans ce cas, un physique ingrat ouvre entièrement l’éventail des situations les plus extravagantes. Reconnaissez avec moi que le psy n’est pas non plus un parangon de laideur ! Certaines dames en séance de dédicaces, le trouvent même "craquant". Ce qui veut bien dire que tous les goûts sont dans la nature. Preuve supplémentaire : son épouse, Lucienne, est plutôt jolie non ?

Les gags s’étalent au choix en 1, 2, 4 ou 5 planches. C’est un véritable espace de liberté pour un dessinateur ?

J’ai pu pratiquer diverses formules en ce domaine et l’espace de liberté est à mon sens identique. Je crois même avoir plus de liberté dans de courts récits que dans une histoire développée. Sur 44 ou 46 planches, un certain ennui peut se manifester aux deux tiers du travail parce que l’on connaît les personnages et la conclusion. Ce sentiment de lassitude n’a pas lieu d’être avec la formule des récits courts. Seul petit bémol en ce cas-ci, une légère frustration d’abandonner un personnage au moment précis où je l’ai bien "dans la main". Et donc le gag en une planche est encore plus frustrant. « Les Psy » impose un nouveau patient à chaque récit, que je dois quitter après huit cases, et cela se fait parfois à mon plus grand regret, d’autant plus si c’est un bon client) En ce moment, je termine le 312ème récit de la série, ce qui sous-entend que j’ai déjà créé plus de 290 personnages différents... C’est un bel espace de liberté, ça, non ?

Du coup, le développement en plusieurs planches vous permet de mettre en scène des situations très variées. Cela semble vous convenir à merveille même si cela rappelle parfois ces enfants qui font traîner en longueur leur blague alors que tout le monde attend la chute !

Cela peut vous paraître un truc pour "allonger" la sauce mais pas du tout ! Le patient raconte son passé au psy en n’omettant aucun détail. C’est le principe de base. C’est aussi l’occasion pour Raoul d’aller au-delà du premier degré et de développer son regard critique (mais toujours humain) sur une société souvent absconse. Il allonge le récit pour pousser la situation jusqu’à l’absurde. C’est dans ces moments-là qu’il m’offre la plus totale des libertés, en inscrivant sur son découpage une simple phrase du genre "Tu fais comme tu le sens". Sachant cela, relisez les récits et vous porterez probablement un regard tout autre. Mais il faut bien entendu pour ce faire abandonner tout préjugé.

Louis de Funès, Gérard Depardieu, Coluche, Carlos, Édouard Balladur, Bernard Pivot, Eddy Mitchell… Ce sont eux les « bons clients » que vous aimez mettre en scène ?

Ils en font partie en effet. Mais ce n’est pas leur ressemblance à une certaine personnalité du "spectacle" qui leur confère cette qualité. C’est principalement leur utilisation graphique. J’entends par là la possibilité qu’ils m’offrent de les faire bouger et s’exprimer dans n’importe quelle situation, tout en ne perdant pas leurs traits propres qui font cette ressemblance. Ce principe est valable à chaque fois, quel que soit le personnage. Il m’arrive souvent de constater en cours de récit que mon personnage refuse obstinément de s’y soumettre. Il "joue mal" en quelque sorte. Dans ce cas, je me vois contraint de lui signifier son renvoi, même si j’ai déjà dessiné deux ou trois planches. Je le gomme et repars à la recherche d’un autre mieux adapté. Mais ce personnage exclu pourrait ou non réapparaître dans de meilleures dispositions, même quelques années après. Mystère... Mais c’est arrivé !

Est-ce que des situations personnelles propres aux auteurs ont été exploitées pour les besoins de la série ?

À ma connaissance, aucune ! Mais il faudrait poser la question à Raoul…

A-t’il été nécessaire pour les auteurs de consulter un psy afin d’être au plus proche du thème abordé ?

Eh bien, non ! Désolé de vous décevoir. Les sujets traités germent dans l’esprit fécond de Raoul sur la base bien souvent de reportages ou d’articles. Mais certains psy lui adressent également par courrier (voire à l’occasion des séances de dédicaces) des idées de cas auxquels ils ont été confrontés. Ils ne sont pas tous utilisables sous le traitement de l’humour, mais manifestement cela a soulagé le psy de nous en faire part. Nous servons à ça aussi de temps à autre... Tout comme nous, les psy ont droit eux aussi à la fragilité de l’humain.

La couverture des albums propose à chaque fois un gag en trois temps. Est-ce que les lecteurs le remarquent vraiment ? Est-ce une idée originale pour « Les psy » ou cela existait déjà avant ?

Ce gag de couverture en trois dessins est une idée qui est venue lors de la réalisation de la maquette d’album. C’est le résultat de discussions avec le directeur éditorial de l’époque, Philippe Vandooren. Je ne sais pas du tout si cela existait avant, vu que je lis très peu de bandes dessinées. Mais ce principe va se révéler de plus en plus difficile pour la simple raison que les titres précédents envahissent lentement mais sûrement l’espace du dos de couverture. Petite contrainte technique insoupçonnée…

Vous n’êtes pas tenté par la réalisation de couvertures qui valoriseraient un peu mieux la série et en remplacement des trois grosses lettres « PSY » ?

La maquette de couverture de la série est très personnelle. Elle se distingue de l’ensemble des couvertures traditionnelles du fait des trois lettres. Elle a un design unique. Le jeu de contraste de deux couleurs sert aussi à attirer l’œil. C’est effectivement particulier. Vous ne semblez pas l’apprécier, c’est votre droit bien entendu mais, à première vue, beaucoup de lecteurs semblent l’aimer (et nous aussi).

Est-ce que vous relisez vos propres albums ? Quel est votre gag préféré ?

Habituellement je ne relis qu’une seule fois l’album, à sa sortie d’impression. C’est un exercice délicat, car avec le recul toutes les imperfections me sautent aux yeux. Mais c’est aussi un exercice obligé qui empêche l’habitude de prendre petit à petit le dessus. Après cela, l’album est rangé et ne me servira plus que de référence pour une situation ou un personnage récurrents. Les regrets sont vains, il me paraît plus intéressant de travailler l’avenir. Pour répondre à la deuxième question, il est difficile de choisir parmi les 300 et quelques gags déjà réalisés. Il y en a un toutefois qui me revient parfois à l’esprit. Il est dans l’album N°14 et s’intitule « Rêve d’amor ». Raoul a traité le sujet de telle manière qu’il m’a offert une étendue graphique inhabituelle dans la série. J’ai pu y utiliser en toute amplitude mon outil de prédilection, le crayon et le résultat est plutôt satisfaisant. À part cela, mes préférences se marquent surtout sur des vignettes et non sur tel ou tel récit.

Lesquelles ? Quelques exemples, s’il vous plaît !

En feuilletant rapidement, dans le tome 7, le récit qui couvre les pages 30 à 32, c’est à dire la séquences avec le garçonnet à la casquette et avec les deux chiens. C’est une manière de développer le scénario en y ajoutant une tranche de vie imprévue. La même façon de procéder se retrouve dans le récit à la page 17 du 17e tome avec la séquence du chat et des boulettes de papier. Autre exemple de cases qui me plaisent, à la page 36 du tome 13, les vignettes 6, 7 et 8. Et il y en a ainsi beaucoup d’autres tout au long de la collection. Attention, cela ne signifie pas que je sois satisfait du dessin !

Est-ce que, sur certains gags, il vous arrive de faire des retours négatifs au scénariste ? Si un gag vous semblait plus faible, est-ce que vous compenseriez ces insuffisances par la mise en scène ou par du comique de situation ?

Sur ces vingt années, cela n’est arrivé que deux fois selon mon souvenir et cela reposait sur un simple problème de compréhension de lecture. À part cela, je ne juge pas sous cet angle le travail du scénariste. Il traite un sujet précis en y apportant sa vision personnelle. La mienne, je la mets dans la mise en images du scénario. Travailler avec un scénariste impose le respect de son idée sinon on l’écrit soi-même. Je l’ai fait en son temps pour d’autres aventures.

Il est vrai d’autre part que les scènes de dialogues sont plus délicates parce que statiques. L’art est alors dans l’expression la plus juste des protagonistes ou l’utilisation de biais qui pourront surprendre l’attention du lecteur. Mon premier lecteur est Raoul que je tente de surprendre à chaque fois... et ça marche très souvent. Ma récompense... Quant à juger de la faiblesse ou non d’un récit, c’est chose mal aisée. Les séances de dédicaces le prouvent en permanence par les demandes précises de lecteurs de leur dessiner tel ou tel personnage d’un récit. La perception de l’un n’est pas celle de l’autre. Voilà un truisme énoncé...

En effet, vous avez dessiné d’autres héros de BD auparavant et vous semblez maintenant totalement épanoui avec « Les psy ». L’allusion est tentante : est-ce qu’on peut dire donc que cette série vous a « soigné » ?

La série me permet d’exploiter au mieux les expressions de personnages, ce qui est très réjouissant en ce qui me concerne. J’ai toujours pris beaucoup de plaisir dans ce genre d’exercice. Les décors sont souvent simplifiés par principe de plus grande visibilité, c’est donc l’expressivité qui devient l’élément essentiel et la petite touche personnelle.

Est-ce le Dr. Médard qu’on doit reconnaître sur le célèbre test de la tache d’encre qu’on retrouve dans chaque album ?

La tache en page de garde est le résultat du pur hasard de l’encre abondante et du pli du papier. Elle a été choisie sans doute par son évocation de la tête de Médard. Aujourd’hui, la page de garde présente plusieurs taches dont la couleur varie en fonction de la couverture.

Vous êtes aussi un adepte des clins d’œil discrètement cachés : Spirou, Les Tuniques bleues, l’Agent 212, Cédric, Pierre Tombal…

Le petit clin d’œil occasionnel est ma manière discrète de saluer le travail de quelques collègues. La règle est de ne pas "déranger" la compréhension du scénario. Éviter impérativement la "blague privée" qui exclut la majorité des lecteurs. D’où la discrétion et la parcimonie.

Est-ce que la collection « Pirate » proposée au format souple, puis la série limitée pour l’an 2000 et le fameux tome 8 de la série vendu avec des magnets ont contribué à mieux faire connaître la série ?

Là, il serait plus opportun que vous vous adressiez directement à l’Éditeur qui est en possession des divers paramètres qui entrent en jeu dans ce type d’opérations. Ma formation en économie m’a appris à n’établir une théorie ou à ne tirer de conclusions que si et seulement si je possède toutes les hypothèses de départ et l’ensemble des paramètres en découlant. Or ce n’est pas le cas donc...

Puisque la série s’appelle "Les Psy", peut-on en déduire que le Dr. Médard n’en est finalement pas le personnage principal ?

Médard est devenu assez rapidement le personnage le plus récurrent. Ce qui n’empêche nullement de faire intervenir d’autres psy. Le plus souvent Dr Pinchard qui le reçoit régulièrement en consultation et la psy Dr Clément. Et d’autres à l’occasion au fil des albums. On parle donc bien Des Psy.

Quel est votre rythme de travail pour chaque nouvelle planche ? Comment cela s’organise au quotidien ?

Chaque planche me demande en moyenne entre 3 et 4 jours, voire plus selon mon état d’esprit et ma concentration. Les divers soucis, extérieurs au travail, perturbent rapidement cette fragile concentration. C’est à chaque fois le même processus qui se répète d’année en année, à savoir que le rythme s’accélère vers la 30e planche et le crayon glisse presque de lui-même sur le papier. Un mystère... L’album complet me prendra entre 10 et 11 mois.

Dessin de l’auteur réalisé pendant l’interview

Qui achète les albums Des Psy : des passionnés de BD, des fans de Bédu, des médecins… ? Est-ce que cette série est à la portée des enfants ?

Les lecteurs sont d’horizons divers. Si je me base sur les séances de dédicaces, c’est un public assez vaste qui s’étend d’un enfant de 12 ans à l’adulte bien accompli. Même si la série est à la portée des enfants, je pense que le pourcentage de lecteurs de moins de douze ans est plus restreint. Mais il existe sans aucun doute ! La série est aussi lue par un large public féminin. Je le constate par rapport à mes séries précédentes. Mais je pense également qu’un plus grand nombre de lectrices est un phénomène qui est général depuis une dizaine d’années. Pour preuve de plus en plus "d’auteures" s’investissent dans cette forme d’expression artistique et c’est tant mieux.

Vous avez changé plusieurs fois de coloriste et à chaque fois ils semblent s’adapter parfaitement à votre dessin ?

Plus précisément je n’ai travaillé qu’avec deux coloristes. Liliane Labruyère travaillait déjà sur tous mes albums de Clifton et a repris le flambeau pour Les Psy à partir du 7e album. Elle s’initiait alors au coloriage par ordinateur, ce qui m’a décidé à lui proposer de poursuivre notre collaboration. Liliane connaît parfaitement mes dessins et ma "palette". Avec cette nouvelle technologie, les couleurs sont nettement plus constantes. J’ajouterai que j’apprécie énormément son travail.

Il n’y a donc pas de fin prévue pour « Les Psy » ? Le tome suivant est en cours ? Est-ce que vous avez déjà songé à un album de type « one shot » plus personnel ?

Tant que le plaisir dure pour chacun de nous deux, il n’y a pas de raison de s’arrêter. Le tome 20 est donc bien en chantier. Quant à un album "one shot" plus personnel, oui certainement, mais sans plus de précisions. Il faut aussi que la vie m’en laisse le temps.

Propos recueillis par Jean-Sébastien Chabannes
http://pabd.free.fr/ACTUABD.HTM

Voir en ligne : "Les Psy" chez Dupuis

(par Jean-Sébastien CHABANNES)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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