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Béja (Bécassine, Le Club des Cinq) : "La question n’est pas réglée ! Le problème de classe est toujours aussi prégnant. "

Par Vincent SAVI le 11 janvier 2019                      Lien  
En 2016, le dessinateur Béja fait un retour en force dans le monde de la bande dessinée en reprenant deux franchises-cultes : "Bécassine", personnage de BD mythique plus que centenaire, et "Le Club des 5", série de romans jeunesse phare qui a traversé les décennies. Deux ans plus tard, l'artiste revient avec la suite de ces deux séries, réalisant deux albums coup sur coup, la preuve que le dessinateur n'a rien perdu de sa vigueur, ni de son talent.

Entre le « Club des Cinq » et « Bécassine », vous avez eu une volonté de ressusciter de vieilles licences ?

Oui, il y a un peu cet aspect, mais ce sont deux choses très différentes. Je suis parti du constat que l’histoire de la BD est très récente, c’est une forme presque jeune, environ un petit siècle d’expérience. Les choses sont allées très vite, et on a un peu oublié ce qu’était la bande dessinée au départ. Dans le cadre de « Bécassine », il y a une forme qui a complètement été évincée dans l’histoire graphique de la bande dessinée. Quand je me suis penché dessus, il m’est apparu que cette chose-là avait été oubliée. C’est cet angle historique qui m’a intéressé.

Béja (Bécassine, Le Club des Cinq) : "La question n'est pas réglée ! Le problème de classe est toujours aussi prégnant. "
Le Club des cinq et Bécassine par Béja
© Hachette
© Gautier-Languereau

Avec le « Club des Cinq » c’est complètement autre chose, je reviens vraiment dans les critères de la BD, de celle qui m’a fait vibrer quand j’étais gamin. Bon, on ne va pas tourner autour du pot, évidemment que le premier mot qui vient c’est Hergé, c’est presque un pléonasme. Ce qui m’a aussi permis de rejoindre cette idée de conception un peu historique : n’oublions quand même pas que le fondamental de la BD s’est produit à cet endroit-là, alors ce n’est pas toute la BD bien entendu, mais cela fait partie d’un angle de narration très très particulier, très exigeant qui est assez difficile à faire.

Il faut contrôler beaucoup de choses, nettoyer le trait, savoir quel est le trait le plus judicieux, c’est un travail que je continue à faire aujourd’hui. Je ne me dis pas « Oh je sais le faire, c’est facile ! ». Non, je suis toujours en train de me demander si le pli ici est bien, si mon décor est suffisamment expressif sans alourdir l’histoire. C’est vraiment autre chose pour moi, d’autant que j’y ai pris un plaisir tout à fait inattendu, parce que j’ai très peu travaillé pour la jeunesse, enfin à une certaine époque un peu, parce qu’il y avait des petites commandes de-ci de-là…

Mais j’ai toujours eu une espèce de méfiance par rapport à cela, puisque je pense que c’est très difficile la jeunesse, parce que les enfants sont assez radicaux, ça leur plait, ça leur plait et si cela ne leur plait pas, boum ça vire. Donc il y a quand même une petite inquiétude lorsque l’on aborde ce registre-là. Alors comme je me suis énormément projeté dans cette histoire, je me dis peut-être que mon enthousiasme peut être communicatif.

On dit parfois qu’avec « Bécassine », c’est en quelque sorte le début de la Ligne claire.

Alors attention non ! Il [Pinchon] préfigure. Je l’ai entendu dire sur des radios, mais non il préfigure. Effectivement, il indique un peu la direction. Mais si on observe bien son dessin, il n’est absolument pas abouti dans ce sens-là, il offre effectivement la possibilité d’une clarté. Bien évidemment, c’est l’angle que moi j’ai pris, de le tirer vers la Ligne claire, qui est ma ligne de prédilection, et que j’adore pour des tas de raisons, pas seulement pour dire que la ligne claire c’est le dessin de la bande dessinée.

L’objectif était effectivement de faire un petit retour en arrière, je voulais l’ancrer dans la lecture que l’on a aujourd’hui de la BD. La Ligne claire, les phylactères, enlever ces textes très lourds en dessous. Il y a dans l’évolution de « Bécassine » un dessin qui s’affirme sur le temps, mais qui astucieusement ne se modifie jamais, il est resté droit dans ses bottes et cela c’est assez impressionnant, c’est une forme qu’il a développée.

Les premières aventures de Bécassine, dont le dessin préfigure la Ligne Claire
© Gautier-Languereau
Dessin : Joseph Pinchon

Vous aviez un passif avec « Bécassine » ?

Pas du tout. J’avais lu ça chez mes grands-parents, mais ma génération n’a pas été marquée par ça. Souvent ça avait été une transmission de mère à fille ou de grand-mère à petite-fille, c’était plutôt féminin. Quand on en parle, ce sont généralement les femmes, même si elles ne le lisent plus, qui vont vous dire « ah oui ! ». Cela a laissé un souvenir très fort. Moi, petit garçon, j’ai été assez impressionné par le dessin, mais les histoires c’était assez vague, il a donc fallu que me replonge dans toute cette littérature.

Et avec le « Club des Cinq » ?

Oui, je les ai lus, mais je n’en ai pas un souvenir très marquant. C’est très étonnant parce que depuis que je suis sur ce sujet et que j’en parle, c’est vraiment toutes générations confondues. Je rencontre des jeunes, plus que moi je veux dire (rires) et des beaucoup plus jeunes qui ont pratiquement tout lu ou les ont gardés. Il y a même des gens de 20 / 25 ans. J’ai toujours été très surpris de voir l’engouement qu’il y avait par toutes les générations.

Comment êtes-vous arrivé sur ces deux projets ?

Il n’est pas venu sans mal. J’ai passé une période un peu compliquée, puisqu’il y a eu un dysfonctionnement entre moi et le milieu de la BD, il y a toute une génération d’éditeurs avec qui j’ai travaillé qui ont pour certains été éjectés et d’autres qui ont pris leur retraite. Donc je me suis trouvé en face de jeunes personnes qui ne comprenaient pas très bien quels étaient mes engagements par rapport à la bande dessinée, et particulièrement par rapport à la Ligne claire qui était perçue comme quelque chose d’un peu vieillot. J’ai donc mis de la distance avec la BD tout en gardant un œil dessus.

Fantic, une série jamais terminé donc Béja nous assure que le troisième et dernier tome se trouve tout prêt dans un tiroir

Il y a eu une période de vide, et Dominique Burdot (directeur éditorial) m’appelle un jour et me parle un peu de « Bécassine ». Ils avaient un projet de relancer ça, mais je n’avais pas été emballé par la façon dont ils voulaient le faire. Si je le fais, je le fais comme il est traditionnellement et pour les raisons que j’ai évoquées tout à l’heure. Il me dit alors « sinon on a quelque chose d’autre, c’est le « Club des 5 », et je te verrais bien dessus ». Là j’ai tilté, je me suis dit le « Club des 5 », évidemment, petite ambiance british, je sentais toutes les ambiances qui m’avait émoustillé gamin.

J’ai fait un essai, il a été validé, et donc on me dit « ça va démarrer » mais l’histoire a bloqué pendant quasiment deux ans, un problème juridique. Donc m’est revenu « Bécassine », je fais une proposition sur ce que je voulais en faire, elle a été validée et acceptée, puis le problème se règle sur le « Club des 5 » et mon travail ressort. Le projet me revient alors que je croyais qu’il était perdu.

Le « Club des Cinq » c’est une adaptation des romans d’Enid Blyton, vous n’avez pas été tenté par une modernisation ou de nouvelles aventures ?

Pour le « Club des Cinq », il y avait cette envie au départ de moderniser, mais je ne suis pas un pro-moderne. Ils voulaient par exemple moderniser le langage, mais si on modernise, ils ont aussi des téléphones, des tablettes… Donc tout tombe à plat, on n’est plus dans l’idée de ce qu’est l’enfance, cet endroit un peu privilégié que décrit Enid Blyton. Ce sont des enfants qui se méfient des adultes, ils décident d’un certain nombre de choses, et cette liberté ils l’ont parce que l’on ne peut pas les tracer, les retrouver ici ou là. On s’est dit mais en fait ces gamins, quels parents aujourd’hui laisseraient ses enfants prendre une barque et se rendre sur une île ?

Effectivement !
© Hachette
Dessin : Béja

On ne peut pas le replacer à notre époque. Mais il y a quelque chose d’intemporel dans ces histoires, et donc on voulait rester le plus évasif sur cette question, et de dire que finalement l’enfance c’est un pays. C’est un endroit, un imaginaire que peut-être les enfants d’aujourd’hui avec leurs portables, leurs jeux vidéo, leurs tablettes peuvent quand même rejoindre malgré tout. Cela reste ce petit univers qui est finalement protégé. Il s’agit plus de mélancolie que de nostalgie.

Pour de nouvelles aventures, c’est un peu compliqué, je ne pense pas que cela soit opportun pour l’instant, on démarre tout juste. On a reçu un accueil vraiment très chaleureux, est-ce qu’il va durer, se confirmer ? Pour l’instant, on s’emploie à rester dans l’adaptation chronologique des romans. On s’aperçoit par exemple dans le second que les relations sont redéfinies, ils commencent à y avoir des interactions entre les personnages, donc c’était important de garder cette chronologie. Parce que quand cela a été traduit en français, cela l’a été dans le désordre.

Enid Blyton est astucieuse parce qu’elle ne situe jamais rien dans le temps. Même les lieux, cela pourrait être en Bretagne, en Angleterre, au Pays de Galles, je ne sais pas.

Le Club des Cinq contre-attaque, sera le prochain roman adapté par Nataël et Béja

Et pour « Bécassine » ? C’est qui plus est un personnage mal vu par beaucoup de Bretons, la modernisation aurait-pu s’imposer ?

On en parle à chaque fois, mais c’est une histoire ridicule, elle n’a pas lieu d’être. Son costume n’est même pas Breton, il est Picard. Pinchon était Picard. On entre dans un débat qui me semble assez vain. Caumery et Pinchon ont fait quelque chose avec des bons sentiments. Ils font un personnage qui est à la fois une nounou, une aventurière, et même si elle a des problèmes de compréhension, elle a l’intelligence de passer au-dessus. Cela revendique un problème de classe, les cul-terreux et les gens de la ville. La question n’est pas réglée, lLe problème de classe est toujours aussi prégnant aujourd’hui.

Bécassine n’hésite pas à partir à l’aventure !
© Gautier-Languereau
Dessin : Béja

Les Bretons étaient des gens qui fuyaient la misère et, lorsqu’ils arrivaient à Paris, les femmes étaient bonnes ou les hommes employés de maison. Ils étaient un peu perdus. Il y a eu une exploitation de cette classe, mais comme elle se fait aujourd’hui avec les étrangers qui débarquent en Europe et qu’on emploie,. Les choses se sont déplacées. Les Bretons ont un peu été les exploités de notre société/ Mais malgré tout, Bécassine c’est un personnage qui transcende cette question, puisqu’il évolue dans toutes ces sociétés. C’est un personnage qu’on a envie de suivre et d’aimer. Cela retourne la question.

Il faut savoir que les deux auteurs ont refusé d’être associé à l’exposition universelle des années 1920 sur les colonies, alors qu’on leur faisait un pont d’or. « On va mettre Bécassine en avant » et ils ont refusé.

Alors j’aime l’évolution des choses bien sûr, mais cette époque-là fleurait le bon vivre ! Allez dans les campagnes sans des usines qui encrassent tout, sans des autoroutes qui massacrent le paysage et l’air devait être un peu plus sympa que maintenant. Ça me fait rêver, et j’ai envie de faire rêver avec ça, c’est une volonté oui.

La mélancolie induit plus l’idée de recréer les choses, de les resituer. Mais il y a tout de même un peu de nostalgie pour certains éléments d’ordre esthétique. On est entre les deux guerres, et c’est une période que j’adore ! Quand j’ai abordé cela je me suis dit « je vais m’éclater ». Esthétiquement, on était au bord d’une société que je considère comme parfaite, et cela correspond à la Ligne claire. Si l’on regarde les dessins de mode de ces années-là, on découvre cette espèce de ligne très fine, tout est complètement épuré, il n’y a presque pas de trait sur les vêtements à part ceux qui sont essentiels.

Apparaît ce dessin qui commence à devenir très épuré, très clair. Et rien n’était plus beau que les voitures de cette époque. J’adore les voitures, ce n’est pas dans le bon parler d’aujourd’hui (rires), mais j’aime l’objet.

On ne l’a pourtant toujours pas vu « Fringante » l’automobile de Bécassine !

Eh non ! Mon scénariste n’a pas l’air de connaître cet élément (rires) !

Bécassine part à l’aventure ! Mais pas à bord de sa célèbre voiture Fringante...
© Gautier-Languereau
Dessin : Béja

Quelle est la suite pour vous ?

La suite, c’est Le Club des Cinq , l’idée est de le faire paraître vers juin 2019. Le rythme de Bécassine est plus lâche, et l’éditeur décidera. Revenir sur un projet personnel dans l’état actuel de la BD, je ne sais pas si je le ferais,. J’ai quelques doutes...

Tous mes albums sont libérés de leurs droits, j’ai donc tous les droits de mes œuvres, et le troisième tome de Fantic est tout prêt dans un tiroir, mais j’ai perdu énormément de planches couleurs. Toutes mes productions sont aujourd’hui introuvables à part sur « Leboncoin » (rires). Après, peut-être qu’un éditeur arrivera à me convaincre...

Propos recueillis par Vincent Savi.

Rendez-vous avec le Club des Cinq en 2019 !
© Hachette
Dessin : Béja
Béja en pleine dédicace
Photo : Vincent Savi

(par Vincent SAVI)

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Code EAN : 9782014601770

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