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Bernard Yslaire : « Nous voulons instaurer la parité entre auteur et autrice au sein de l’Académie du Prix Diagonale »

Par Charles-Louis Detournay le 3 mai 2018                      Lien  
Ce vendredi 4 mai seront décernés les Prix Diagonales pour la onzième année consécutive. Bernard Yslaire, nouveau président de l’académie des auteurs, nous explique les trois grandes modifications, dont l’alternance annuelle entre auteur et autrice qui recevront le Grand Prix.

Jean Dufaux a co-fondé et présidé à la destinée du Prix Diagonale pendant dix ans. Comment s’est réalisée la passation de mandat ?

Jean avait décidé de se retirer, et l’a annoncé aux auteurs réunis. Je précise pour les lecteurs qui ne connaissent pas bien le Prix Diagonale, que le jury est constitué de tous les auteurs ayant précédemment reçu le Grand Prix pour l’ensemble de leur œuvre ; à savoir Jean Dufaux, Jean Van Hamme, Raoul Cauvin, Hermann, Dany, Cosey, Étienne Davodeau, Maryse & Jean-François Charles, Jean-Claude Servais, François Walthéry, Philippe Berthet, Philippe Geluck, moi-même ainsi que le journaliste Daniel Couvreur. Et nous sommes accueillis et encadrés chaque année par David da Câmara Gomes, échevin de la culture d’Ottignies-Louvain-la-Neuve.

Bref, Jean Dufaux a annoncé qu’après dix ans, il désirait se retirer, qu’il fallait un nouveau président pour conduire la destinée du Prix Diagonale, et… qu’il proposait ma candidature !

Cela devrait être une surprise ! Vouliez-vous venir devenir le nouveau président du Prix Diagonale ?

Je n’ai pas demandé à prendre ce poste. Mais comme les autres auteurs avaient l’air enthousiastes, j’ai demandé un peu de réflexion, parce que cela demande beaucoup d’investissement et de temps. Je ne voulais pas qu’on élise un président parce c’est un copain, mais pour son programme. Si je dois les représenter pendant 10 ans, je préfère qu’on soit tous d’accord sur les ambitions que je vais défendre. Je pensais notamment qu’il fallait recentrer les enjeux du Prix Diagonale. En dix ans, le monde a changé.

Bernard Yslaire : « Nous voulons instaurer la parité entre auteur et autrice au sein de l'Académie du Prix Diagonale »
La photo de famille de l’Académie 2017 mériterait une actualisation...
Photo : Charles-Louis Detournay

Vous avez donc élaboré un programme en trois points que vous avez présenté au jury. Le premier point les concernait de prime abord, car votre idée était de fonder une académie ?!

En effet, en dix années, un jury d’auteurs permanent s’est formé, ce qui est déjà exceptionnel pour un jury, mais surtout, car il regroupe la crème de la BD belge à quelques exceptions près, (mais les futures années permettront de combler ces lacunes). Comme Angoulême, cela lui donne un prestige incomparable , si j’en crois les précédents lauréats primés. Tous les auteurs recherchent la reconnaissance de leurs pairs, et souvent aînés.

Des auteurs qui reconnaissent leurs pairs , c’est la définition même d’une Académie. Il fallait donc l’instaurer dans ce principe qu’elle vivait déjà. Nous venons donc de créer une association de fait qui porte ce nom. Cela permet vis-à-vis d’un conseil communal, ou d’autres partenaires de garantir notre indépendance, et face aux pouvoirs publics d’être mieux entendus qu’individuellement. Aujourd’hui, en politique, on écoute plus une association qu’une personne.

Comment s’opèrent les choix de l’Académie ? Car certains grands auteurs n’ont peut-être pas une vision complète de la bande dessinée actuelle…

Ces auteurs se réunissent deux ou trois fois par an, gracieusement, dans l’idée de défendre la profession ainsi qu’une certaine idée d’excellence de la bande dessinée, graphique autant que narrative, même s’il serait difficile de la définir. Nous nous retrouvons à honorer la bande dessinée « classique » dans le bon sens du terme, ne pas sacrifier à la mode, ni à la nostalgie, ou au sectarisme, et qu’elle soit "lisible" par le plus grand nombre. Même s’ils possèdent tous quelques années au compteur, les auteurs de ce jury s’enthousiasment sur des livres parce qu’ils leur ont plu, tout simplement. Ainsi, l’année dernière, le Prix du meilleur album a été décerné à l’unanimité à Monsieur Désire de Hubert et Virginie Augustin, alors que la plupart des membres du jury ne les connaissaient sans doute pas. Mais leur récit les a captivés ! Etait-ce un roman graphique ou non, je n’en sais rien.

Si l’Académie se pose très sérieusement la question de la défense de la bande dessinée, la cérémonie de remise des prix reste l’une des plus farfelues de la profession !
2017, Philippe Berthet reçoit le Grand Prix, remis par ses propres personnages, il n’en croit pas ses yeux ! (Photo : CL Detournay)

Le premier point de votre programme est de transformer le jury Diagonale en Académie. Quel sera le second point ?

Je désire instaurer la parité au sein des futurs Grand Prix choisis par l’Académie. Le monde change, et nous nous devons de changer avec lui, et même de montrer l’exemple.

Sans soulever de controverse, j’imagine que cette proposition a tout de même suscité un débat ?

Effectivement ! J’ai commencé par poser une question à mes collègues. Il y a soixante ans, qui était la seule femme autrice ? Personne n’a su me répondre… Il s’agissait de Liliane Funcken, que j’ai connue, et qui travaillait en symbiose avec son mari. Les premières autrices connues étaient évidemment celles des années 1970 : Claire Bretécher, Annie Goetzinger, Florence Cestac et Chantal Montellier.

Actuellement, on estime que les autrices professionnelles représentent 23% du métier. mais que 50% du lectorat français sont des femmes. Donc, si on suit cette évolution, nous devrions atteindre une égalité dans quelques années. Comme la Belgique a parfois été précurseur par rapport à d’autres pays (comme pour le droit de vote des femmes, ou le mariage homosexuel), j’ai proposé à mes collègues que nous devions être audacieux. Nous n’avons actuellement qu’une femme au sein de l’Académie, Maryse Charles, et j’aimerais que ce Grand Prix soit le premier prix culturel paritaire.

Un discours fort et émouvantVous proposez donc d’élire une femme en tant que Grand Prix une année sur deux ? (et réciproquement ) Pourquoi cette solution a-t-elle plus de sens par rapport aux dernières discussions à ce propos, notamment au FIBD d’Angoulême ?

Ce précédent débat a créé de l’hypocrisie, à mon sens : j’ai vu beaucoup d’autrices plutôt valorisées par discrimination positive que pour leurs talents. Je voulais éviter qu’un prix donné à une autrice, laisse un doute, s’il n’a pas été donné à son genre. Or, quand on décerne un prix pour l’ensemble de l’œuvre, dans la majorité des cas, on ne peut pas comparer l’importance des hommes dans la bande dessinée à celle des femmes, c’est une question d’histoire, et de critères, forcément influencés par le jury. Je ne crois pas nécessairement qu’il y a spécifiquement un goût et une sensibilité féminine, mais une histoire différente. Et que changer les règles, imposer l’élection d’autrices, va nécessairement modifier notre vision de la bande dessinée, nos critères de jugement futurs, nos inévitables préjugés, et peut-être même un peu les leurs. Ce qui est souhaitable.

En soi, l’égalité ne pose plus vraiment de débat sur le principe, mais plutôt la question de savoir comment y parvenir. Il y a une résistance naturelle aux quotas, car la liberté est au cœur de la création, et chère à tous les auteurs et autrices . Et certain.e.s aimeraient être reconnus.e. pour eux-elles-mêmes, sans distinction du genre. C’est légitime mais à mon sens encore utopique, aujourd’hui.

En 1830, l’Abbé Lacordaire disait : « C’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». Certes, il parlait alors d’une liberté de travail, mais je pense que c’est une étape nécessaire. J’ai proposé donc de marquer le coup, et pendant ces 10 années de présidence, nous allons élire 5 femmes et 5 hommes. Fort de cette expérience, nous pourrons réfléchir par la suite et prétendre peut-être après le « droit à la différence », au « droit à l’indifférence » du sexe. En attendant, Le jury a voté et la majorité a tranché positivement. Ma conviction personnelle, est que le féminisme est autant une affaire d’hommes que de femmes, car ils y ont tous deux intérêt.

Quand allez-vous mettre cette parité en place ?

Pourquoi attendre ?! Nous allons appliquer ce système dès cette année… Un homme a été élu Grand Prix l’année dernière, en l’occurrence Philippe Berthet. Une femme sera donc élue cette année parmi toutes les autrices. Nous dévoilerons son nom ce vendredi 4 mai. Ce qui rend optimiste, c’est que d’avoir vécu l’expérience cette année, a déjà changé le regard de quelques membres réfractaires aux quotas, qui m’ont remercié après coup.

Troisième et dernière grande évolution : vous désirez changer de nom !?

Oui, car en définitive, le terme de « Diagonale » ne représentait pas grand-chose d’intelligible, pour la profession comme au sein du public. J’ai eu précédemment la chance d’être le parrain du Prix Victor-Rossel, un prix prestigieux récompensant une œuvre de littérature belge, ce que les Français présentent comme le « Prix Goncourt belge ». J’ai donc proposé de donner un pendant BD à ce prix de littérature en instituant le Prix Victor-Rossel de la bande dessinée. Outre le rattachement à un prix prestigieux, cela démontre également notre lien vivace avec le quotidien Le Soir, car le Prix Victor-Rossel a été créé par ce quotidien, et son fondateur, en 1938.

Comment allez-vous ratifier ce partenariat ?

Cela dépasse le cadre d’un simple partenariat ! Tout en garantissant l’indépendance de notre jury, nous allons signer une convention tripartite entre l’Académie, le Prix Victor-Rossel et la ville de Louvain-la-Neuve. C’est la première fois qu’un prix de littérature s’ouvre à la bande dessinée, ce qui est déjà une belle reconnaissance. Mais nous allons reproduire le modèle du Victor-Rossel : ainsi, chaque année, après la proclamation du prix à Louvain-la-Neuve et la remise des prix sous forme de spectacle, il y aura une deuxième présentation des lauréats, doublée d’un débat à Paris, à la maison de la Fédération Wallonie-Bruxelles, dans les semaines qui suivent. Nous avons tous des valeurs à défendre, et nous voulons nous rassembler pour les faire vivre en commun.

Le Prix Victor-Rossel est destiné à récompenser des productions belges. Allez-vous maintenir ce concept ?

Par rapport à la littérature qui est plutôt un travail solitaire, la bande dessinée réunit souvent une petite équipe : scénariste, dessinateur, coloriste, éditeur, etc. Effectivement, conformément aux statuts du Prix Victor-Rossel, il serait louable qu’au moins un.e des créateurs.trices des futurs livres primés soit né en Belgique ou y vive depuis cinq ans. Avec l’expérience, nous verrons comment appliquer ce canevas, mais il faut d’abord le faire vivre pour qu’il se déploie. L’esprit principal de notre prix demeure son indépendance. Les membres de l’Académie vont continuer à créer une ligne directrice, mais c’est le palmarès qui crée le style.

Le choix du Grand Prix sera-t-il également influencé par sa nationalité ?

Pas du tout, l’idée de récompenser des productions belges ne s’étend pas aux Grand Prix. Nous avons déjà récompensé des Français et des Suisses pour la qualité globale de leur œuvre, et on ne compte pas s’arrêter là. Ce qui nous importe, c’est un style propre à un.e auteur.e, qu’il soit dessinateur.trice ou scénariste ou les deux , même si extérieurement, on peut voir une certaine filiation inconsciente entre tous les membres. Le " style belge », peut-être, n’en déplaise à certains ?

Vous soulignez également le lien indéfectible avec la ville de Louvain-la-Neuve, dont le festival change d’ailleurs aussi de nom pour se nommer maintenant Louvain-les-bulles. Pourquoi ce rattachement à cette cité ?

Louvain-la-Neuve peut être une capitale culturelle sans égal en Belgique, car elle abrite dans ses murs Le Musée Hergé, qui est sans aucun doute l’auteur BD le plus connu mondialement, l’IAD [1] et l’université UCL, ce qui souligne la vitalité et l’ambition intellectuelle de la cité. Nous espérons d’ailleurs intégrer ces différents acteurs plus intensément dans les années à venir.

Une passerelle mène au Musée Hergé

En guise de conclusion, quelle serait votre maître-mot pour ces prochaines années ?

Aujourd’hui on ne parle plus que du roman graphique, des manges et des comics. A l’exception de quelques exégètes, le berceau de la bande dessinée européenne reste, pour le plus grand nombre, la Belgique. Cette histoire, nous voulons la défendre et surtout encourager à la poursuivre par l’exemple, sans grands discours. Il y aussi une bande dessinée intelligente ET populaire. L’Académie des auteurs de bande dessinée, c’est une manière de défendre les valeurs de la création artistique plurielle et d’une école qui a donné aussi ses lettres d’or. Non, comme je l’ai lu de certains prétendus historiens de la BD, la bande dessinée belge n’est pas une parenthèse dans l’Histoire de la bande dessinée.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

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Photos : Charles-Louis Detournay.
Pas de reproductions autorisées sans autorisation préalable.

[1Institut des Arts de Diffusion où pas mal d’auteurs de bande dessinée ont donné cours, dont Jean Van Hamme.

 
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2 Messages :
  • « Hergé, qui est sans aucun doute l’auteur BD le plus connu mondialement, »
    C’est Charles Schulz l’auteur de BD le plus connu mondialement,

    Répondre à ce message

  • Je suis d’accord avec Bernard Yslaire.
    Cette question du "moment belge", surtout développée par les Français, pose problème.
    La bande dessinée européenne au XXème siècle est profondément marquée par la réussite et les oeuvres des meilleurs auteurs Belges des journaux Spirou et Tintin (puis Pilote où beaucoup d’auteurs Belges ont publié). Ce n’est peut-être pas le seul "moment" important du siècle dans la production de la bande dessinée européenne mais c’en est un essentiel. Cette création belge a marqué les lecteurs de plusieurs générations et suscité le désir de créer de beaucoup d’auteurs qui ont suivi. Ce qui fait qu’au milieu de la variété des productions contemporaines elle perdure encore et forme une bonne part de notre identité européenne par contraste avec les productions japonaises ou américaines (mainstream).
    Les impressionnistes français du 19 ème siècle sont-ils un "moment" de la peinture occidentale ou sont-ils une manifestation essentielle (et très typée graphiquement) qui a servi à ouvrir la voie à l’expression de l’art moderne jusqu’à découverte de l’art abstrait ?

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