Berne, nid d’espions : une BD au cœur des méandres de l’espionnage international

L’intrigue se déroule tout au long de la deuxième moitié de la décennie de 1950, sur fond de l’après-guerre, la confrontation entre le bloc de l’Est et celui de l’Ouest, mais surtout, de l’insurrection en Algérie. En suivant les pas du nouveau procureur général René Dubois, nous découvrons une affaire d’espionnage complexe impliquant un policier suisse corrompu, un agent secret français, le chef du renseignement militaire suisse, la CIA et des indépendantistes algériens.

Pour assurer son statut sur la scène globale post-1945, les services renseignements suisses ont établi un système d’échange d’informations avec les puissances occidentales. Cet accord secret garantit à la nation alpine un flux constant de renseignements, mais sa dépendance envers ses alliés non-avoués constitue aussi le talon d’Achille de la prétendue neutralité helvétique.

Dans ce contexte tendu, l’ambassade d’Egypte est dévoilée comme l’épicentre d’un vaste réseau de membres du FLN. Elle est donc placée sur écoute au profit des Français et des Américains... Mais voilà : des documents confidentiels fuitent, provoquant de vives tensions entre l’armée française et les services de la CIA, ébranlant au passage le prestige de la neutralité suisse et entraînant la chute du procureur général de la Confédération, René Dubois.

Pour reconstituer ces événements complexes, le scénariste (qui comme lors de ses précédents albums) a mené de minutieuses recherches dans les archives, nous propose de retracer cette affaire méconnue et ses acteurs.

Berne, nid d’espions. Éd Antipodes

La BD adopte une approche narrative captivante en présentant l’histoire à travers les yeux de René Dubois lui-même. Homme de la gauche modérée, un peu naïf, il parvient relativement jeune au poste grâce à son prestige d’homme honnête, insensible à la corruption. Mais dans le monde des espions et des intrigues souterraines, sa bonhomie s’avère être un défaut impardonnable…

Dans une scène d’ouverture saisissante, on le découvre dans son grenier, peu de temps avant de mettre fin à ses jours. Les planches sont dominées par une palette de couleurs sombres, créant une atmosphère pesante qui marque le ton du récit.

Nourri par la documentation et les recherches intenses de son collègue Éric Burnand, Matthieu Berthod nous livre un album aux lavis gris, découpé comme un film noir des années 1950, où chaque regard croisé, chaque petite phrase anodine, cache un double sens périlleux. Pour retracer les événements de la trame, les auteurs ont choisi de composer avec des flash-back constituant l’essentiel du récit. ils nous révélent les différentes étapes qui ont conduit Dubois à sa perte.

De son accession au poste de procureur de la Confédération à sa compromission avec les services secrets français, en passant par les tumultes de la guerre d’Algérie et les révélations de la presse qui ont précipité sa chute, les auteurs explorent minutieusement les moments clé de cette affaire complexe. Certains personnages sont présentés de manière plus détaillée, avec une page entière dédiée à leur portrait accompagné d’une biographie, ce qui facilite la compréhension de l’histoire et des multiples intrigues qui composaient leur univers.

Berne, nid d’espions. Éd Antipodes

L’histoire se déroule dans un contexte bien particulier, la Suisse étant devenue un foyer d’espions pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette position privilégiée en tant que carrefour des renseignements et lieu de rencontres diplomatiques, a perduré pendant la guerre froide, puis, avec la nationalisation du Canal de Suez par l’Egypte et la Guerre d’Algérie, la France est devenue particulièrement active dans la recherche d’informations. Dès son arrivée au poste, René Dubois est approché par les services de renseignements français et se rend à Paris avec son épouse...

Les archives révèlent qu’il a accepté un échange de renseignements avec les services français, mais la question brûlante demeure de savoir s’il a été manipulé ou s’il a été sacrifié par la CIA, furieuse de voir leur collaboration avec le FLN exposée grâce aux écoutes suisses dans l’ambassade égyptienne.

L’ampleur de l’affaire ne s’est pas limitée à la Confédération Helvétique. À l’étranger, la révélation que la Suisse transmettait des informations collectées par l’interception d’une ambassade a durement remis en question sa neutralité traditionnelle. Les médias internationaux ont largement couvert l’affaire Dubois avec attention en soulignant la fragilité de cette prétendue "neutralité" en pleine Guerre Froide et les "préférences" qu’elle cachait. Pour sa part, les autorités suisses ont rapidement étouffé le scandale, avec une condamnation relativement légère de l’inspecteur de la Police fédérale suisse, Max Ulrich, qui avait transmis des renseignements à la DGSE.

Berne, nid d’espions. Éd Antipodes