Rien de surprenant à ce choix "populaire" (1500 artistes ont voté sur une liste bidouillée par le FIBD et l’Académie de Grands Prix s’est désolidarisée de ce vote). Nous l’avons dit, un choix "scolaire" qui récompense un artiste qui a arrêté la bande dessinée depuis 18 ans. C’est cela, un Grand Prix du FIBD aujourd’hui, destiné à des artistes qui ne sont plus en activité ? À quoi rime ce suffrage qui revient à donner un Goncourt à un Prix Nobel de Littérature ? Il est en tout cas certain, sauf miracle, qu’il ne viendra pas l’année prochaine se perdre sous le crachin angoumoisin, lui qui refuse les "babioles". Le festival perd un ambassadeur.
Comme nous avions flairé l’affaire, nous vous avions concocté un long article sur cet artiste le mois dernier. Nous vous le livrons ici, à peine retouché. Il sera encore valable dans vingt ans : les votants ont élu une valeur sûre... Bonne opération pour l’éditeur Hors Collection.
Bill, Calvin & Hobbes
La production de la série "Calvin & Hobbes" s’étend sur 10 ans, du 18 novembre 1985 au 31 décembre 1995, moment où Bill Watterson décida de l’arrêter en pleine gloire pour s’occuper de sa famille et se consacrer à la peinture. En prélude de son intégrale récemment parue en France chez Hors Collection, Watterson avait livré une longue confession qui est à elle seule un événement.
On connaît Calvin & Hobbes, ces personnages de BD aux noms de penseurs qui mettent en scène un gamin espiègle, inventif et futé avec son tigre en peluche qui ne s’anime que lorsque les adultes ont quitté le champ de perception de l’enfant. La série était diffusée dans 2400 quotidiens dans le monde et les albums qui en ont été tirés totalisent, selon certaines sources entre 23 et 45 millions d’albums vendus.
On sait que Watterson décida d’arrêter la série au bout de dix ans pile, considérant qu’il en avait fini avec ses personnages, voulant se consacrer davantage à sa famille et à la peinture.
Son intégrale (Hors Collection) est donc une œuvre achevée, définitive, où les éditeurs ont rassemblé le moindre strip et un bon nombre de dessins inédits, livrés au format italien, c’est-à-dire sous la forme des strips originaux en noir et blanc, avec, au bout d’une séquence de six strips, la demi-page du dimanche en couleur. Une intégrale de 1456 pages au format 27,5 x 24 cm, parfaitement reproduite, agrémentée de deux dessins inédits par album et livrée dans un coffret en quatre volumes, une édition "ultimate" au prix de 149,-€ (gulp !, mais cela remplace en 12 tomes à 18,-€, ou 24 volumes à 6.99€ ).
La confession d’un grand artiste
Ce qui est exceptionnel dans cette édition, c’est la longue préface en forme de confession rédigée par Bill Watterson pour introduire cette publication. Il y raconte ses débuts. Et notamment ses influences : Les Peanuts de Schulz bien sûr, dont il hérite de la concision et de l’ambition de faire œuvre d’intelligence, mais surtout le Pogo de Walt Kelly, dont il reprend le trait naturaliste et la philosophie espiègle ; plus tard, il s’intéressa à l’univers onirique de Krazy Kat de George Herriman.
Il raconte les difficultés de ses débuts, les refus de distribution des syndicates qui l’obligent à revenir habiter chez ses parents, la lente gestation de ses personnages suite à ces échecs successifs et les quelques bons conseils dispensés par ses interlocuteurs, éditeurs ou agents. Son humiliation quand on lui proposa de conditionner la publication de sa BD s’il acceptait d’y adjoindre un personnage publicitaire, ce qu’il refusa.
Le refus des "babioles"
Puis le succès qui arrive, inattendu, énorme. L’attention des médias après que son premier album se soit accroché des semaines durant à la première place des best-sellers en librairie. Le caractère intrusif et perturbant de cette notoriété pour un auteur monomaniaque et timide qui demande seulement à ce qu’on lui fiche la paix : "écrire et dessiner sont des actes lents, réfléchis, qui ne souffrent aucune distraction" écrit-il. Il déménage et se planque, met son numéro sur liste rouge, ce qui excite encore plus les journalistes avides de faire un scoop en interviewant un auteur jugé inaccessible. Il résiste cependant.
On découvre le bras de fer permanent avec l’agence où il a signé son premier contrat et à qui il refuse que ses personnages figurent sur des objets de merchandising, T-shirt et autres "babioles". Pas de dessin animé, non plus. Personne ne voulait "comprendre" pourquoi, le succès arrivant, il refusait de devenir fabuleusement riche, au niveau d’un Schulz qui fut un temps le troisième américain le plus riche de son pays. Il veut simplement faire "le comic strip idéal" : "Je me rends compte à présent que les justifications artistiques ne valent pas tripette quand il y a de telles sommes en jeu. [...] Cette histoire a pourri ma relation avec mon agence de presse, et le fait d’être poussé ainsi dans mes derniers retranchements a bien failli me dégoûter du métier" écrit-il aujourd’hui.
L’honneur lavé de Rudolf Dirks
En 1991, il impose en outre à ses interlocuteurs une année sabbatique "pour recharger [ses] batteries". Quand on pense que, près d’un siècle plus tôt, en 1912, Rudolph Dirks fut dépossédé de sa série The Katzenjammer Kids (Pim, pam, Poum en France) parce qu’il voulut faire de même : prendre une année de congé avec son épouse après quinze ans de production sans interruption. Son éditeur William Randolph Hearst confia aussitôt sa série à un autre dessinateur, Harold H. Knerr. Quand Dirks demanda justice devant les tribunaux, ceux-ci accordèrent à l’éditeur le droit de s’arroger sans contrepartie de l’univers et des personnages et cette action fit jurisprudence pour toute l’édition de bande dessinée aux USA jusqu’à aujourd’hui. L’attitude intransigeante de Watterson bouscula cette habitude qui faisait peu de cas de l’intégrité de l’auteur.
En arrêtant Calvin & Hobbes, Bill Watterson laissait ses enfants quitter son empire : "C’est une marque de respect et de gratitude envers mes personnages de leur dire au revoir au sommet de leur art. Et je veux croire que Calvin et Hobbes prennent d’autant plus de bon temps maintenant que je ne suis plus sur leur dos."
Le fait de contrôler davantage son temps, comme le fit Geluck sous nos latitudes récemment, lui permet de revenir à la peinture et à la musique. Il s’amuse de ce que "la peinture n’est pas très douée pour raconter des histoires". Et pourtant... Il s’applique à ce nouveau médium avec la foi du débutant et médite sur le caractère flippant d’avoir accompagné autant de gens avec sa bande dessinée, tous les jours, pendant dix ans.
Alignement planétaire
"Plus je vieillis et plus tout me semble compliqué, dit-il. Donc je développe de nouvelles compétences pour élargir mes capacités d’expression. Dix ans après Calvin & Hobbes, j’ignore toujours où ça m’entraîne, mais je devrais bien finir par arriver quelque part."
Il attribue le succès de ses personnages à "un alignement planétaire" entre des lecteurs "prêts à recevoir ce strip pile au moment où j’étais prêt à l’écrire. Je sais que cela n’arrivera plus. Et puis cela me fout les jetons de voir des planètes alignées. Une fois, c’est suffisant."
Reste l’œuvre qui vit hors de lui désormais, qui vit en nous, que l’on relit à chaque fois sous un jour nouveau, parce que notre humeur a changé, parce que nous avons vieilli un jour de plus. Alors que Calvin & Hobbes restent, eux, les mêmes : éternels. Bravo l’artiste, pour cette leçon de vie.
Un documentaire sur Watterson et Calvin & Hobbes est également sorti en novembre dernier. Ces derniers jours, les médias américains ont annoncé que Leonardo de Caprio planchait pour la Warner sur un biopic racontant la vie de l’artiste à partir du script « A Boy and his Tiger » de Dan Dollar dans laquelle il détaille les difficultés de Bill Watterson pour arriver à imposer ses vues à ses interlocuteurs. Une success story bien hollywoodienne. Pas sûr que cette nouvelle "conjonction planétaire" convienne à notre artiste intègre...
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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