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Bryan Talbot : « Arkwright était très volontairement expérimental dès le début »

Par François Peneaud le 12 février 2006                      Lien  
L'un des événements de cette édition du festival d'Angoulême est sans aucun doute la publication en français des Aventures de Luther Arkwright de Bryan Talbot. Retour sur une carrière riche et variée.

PSYCHEDELISME & SF

Avant Arkwright, vous avez travaillé sur des BD underground, dont la trilogie Chester P. Hackenbush. De quoi s’agissait-il, et ont-elles eu une influence sur la première version de Luther Arkwright qui apparaît dans l’histoire courte The Papist Affair ?

Bryan Talbot : « Arkwright était très volontairement expérimental dès le début »J’ai travaillé dans les comics underground pendant à peu près cinq ans. J’y ai fait mon apprentissage dans le monde des comics. Quand j’ai commencé, au milieu des années 70, l’aventure psychédélique était déjà un genre bien établi dans l’underground. Mes histoires de Chester [1] sont Alice au Pays des Merveilles, en gros. Chester se faisait un trip hallucinogène, vivait des aventures surréalistes, et revenait à la réalité à la fin. C’est étrange, parce qu’il semble que je sois revenu à mon point de départ avec mon projet actuel, Alice in Sunderland.

Et Chester n’a jamais vraiment disparu. Il y a un Chester parallèle (le personnage de Parsifal) dans Luther Arkwright et sa suite Heart of Empire. Il est apparu dans l’album Ledge of Darkness de Bob Walker, qui a été repris dans le coffret de CD 25 Years On (1994) , une collection du groupe de rock Hawkwind. Alan Moore l’a américanisé pour en faire le personnage de Chester Williams dans Swamp Thing. Il apparaît encore de temps en temps dans des illustrations de magazines underground, et a aussi orné une série d’étiquettes pour une bière artisanale ! Il y a même un rappeur londonien prometteur, du genre d’Eminem, dont le nom de scène est Chester P. Hackenbush. Apparemment, ses parents étaient des fans de Brainstorm et il a lu et relu les comics quand il avait neuf ans.
Cela dit, les histoires de Chester n’ont pas du tout alimenté la première histoire de Arkwright, The Papist Affair. Là, j’ai essayé faire quelque chose de très différent.

LA REVOLUTION LUTHERIENNE

Luther Arkwright, le personnage et la BD, ont une longue histoire [2].

The Papist Affair était juste une excuse pour faire une bande à la Richard Corben, avec un dessin au trait et au lavis, et l’histoire était très influencée par les Jerry Cornelius de Michael Moorcock. Après avoir fait cette bande de sept pages, j’ai commencé à réfléchir plus sérieusement à Luther et à son monde, et je l’ai développé en l’éloignant de l’influence de Cornelius, et il est devenu son propre personnage, avec une histoire bien à lui.

La première case de The Papist Affair

Les Aventures de Luther Arkwright sont une tentative pour réaliser une histoire d’aventure intelligente pour les adultes, qui soit aussi riche qu’un roman en prose et qui bénéficie d’un dessin du niveau de l’illustration, et non pas dans le style « rapide » employé par la plupart des dessinateurs américains d’alors.
C’était aussi une réaction contre le manque de relief des comics de super-héros grand public de l’époque ; Arkwright avait des relations sexuelles, prenait des drogues, jurait, vomissait, etc. Ça semble idiot de nos jours, mais à l’époque, ce genre de chose était choquant dans les comics. Je me disais « les romans et les films grand public contiennent ce genre de chose, pourquoi pas les BD ? »
Au niveau de l’histoire, je voulais aussi m’éloigner des histoires stéréotypées, je voulais créer une histoire qui soit complexe, qui ait plusieurs niveaux de lecture, qui ait une vraie profondeur, qui parle de politique, de religion, de sexe, de philosophie - le genre de choses qui intéressent les adultes, mais qui étaient absentes des comics britanniques et américains de l’époque - mais qui soit aussi une aventure prenante.

Une décompression temporelle

La BD française est directement responsable de mon envie de réaliser une histoire de ce genre. À la fin des années 70, j’ai découvert Métal Hurlant, qui m’a complètement renversé. Je ne pouvais pas encore lire le français, mais j’achetais ce magazine pour le côté visuel - les superbes dessins et la narration fabuleuse. Je me rappelle avoir regardé avec admiration le Garage Hermétique de Jerry Cornelius de Moebius (qui était aussi inspiré par le personnage de Michael Moorcock) et, comme je ne comprenais rien, je me disais que l’histoire devait être absolument incroyable. Je me suis dit « Je veux faire une histoire en BD qui soit aussi profonde et complexe que celle-ci ! » Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai réalisé que la bande de Moebius était une expérience d’écriture automatique et qu’il inventait tout au fur et à mesure !

Un exemple du style de Hogarth

Luther Arkwright a influencé beaucoup d’artistes. Quelles sont vos autres influences, en BD ou dans les autres arts ?

J’ai parlé de Moorcock et Moebius. J’ai admiré de nombreux écrivains et dessinateurs qui ont dû m’influencer d’une façon ou d’une autre, des artistes de comics de Jack Kirby à Robert Crumb, de Bourgeon à Hergé, de Will Eisner à Hugo Pratt, bien que j’ai du mal à regarder mon travail de l’extérieur et à voir ces influences. Il est plus facile pour d’autres personnes de les voir, si elles existent. J’ai grandi en admirant les illustrations de William Hogarth, Gustave Doré et Arthur Rackham, entre autres. En dehors de ceux de Moorcock, Luther Arkwright a été influencé par les livres de Robert Anton Wilson, Alfred Bester, Colin Wilson et Norman Spinrad. Du côté dessin, il y a l’influence certaine des films de Sergio Leone, Alfred Hitchcock, Sam Peckinpah et, surtout, ceux de Nick Roeg. J’ai essayé de traduire en BD leurs techniques de composition du cadrage et de montage - leur façon de raconter visuellement une histoire, en fait. Cela a amené aux techniques de narration dans Arkwright qui étaient alors expérimentales mais qui sont rentrées dans les mœurs maintenant. J’étais encore en phase d’apprentissage (et je le suis toujours !) et j’essayais de repousser les limites de ce qui se faisait, donc, en même temps que des innovations, il y a des choses qui n’ont pas marché. Ou des dessins qui sont mauvais. Toutes mes erreurs ont été imprimées.

Pourquoi avoir choisi dans Luther Arkwright de ne pas utiliser d’onomatopées, de bulles de pensées, tous ces outils de la BD grand public ?

Arkwright était très volontairement expérimental dès le début, et laisser de côté tout ce qui pouvait être considéré comme infantile ou démodé y participait. Comme vous le dites, ces choses font partie des outils disponibles et sont géniales quand elles sont utilisées par un grand auteur, mais j’avais décidé de viser un public adulte, j’espérais même toucher des gens qui n’avaient pas l’habitude lire des BD, et je ne voulais donc pas utiliser quoi que ce soit qui leur paraisse rebattu ou condescendant. Mes expérimentations comprennent une section où j’ai utilisé de gros blocs de textes côté à côte avec un collage d’images, et la séquence de l’assassinat où j’ai étalé six secondes sur soixante-douze cases. De nos jours, ça ne paraît plus inhabituel. Quand j’ai commencé Les Aventures de Luther Arkwright en 1978, je ne pense pas que j’avais jamais vu une séquence de ralenti dans une BD d’aventure. J’en ai mis une dans les cinq premières pages. Ce sont ces éléments « expérimentaux » qui sont à mon avis la raison pour laquelle certains auteurs de comics sont assez gentils pour dire que, pour eux, il s’agit d’une œuvre originale qui a eu de l’influence.

Une triple narration sur une même page :
1ère case (1ère narration), case verticale (2ème narration), autres cases (3ème narration).

Comment avez-vous travaillé sur Arkwright ? Avez-vous écrit un script entier, détaillé les séquences avec textes et dialogues, avant de commencer à dessiner ? En connaissiez-vous la fin avant de commencer ?

Pendant deux ans après la publication de The Papist Affair, j’ai réfléchi sérieusement à une histoire plus longue de Arkwright, alors que je travaillais sur les deux derniers numéros de Brainstorm Comix. Début 1978, j’ai été contacté par Rob King, un vendeur de SF et de comics, qui allait lancer un comic de SF adulte, Near Myths. Nous étions tous les deux des fans de Métal Hurlant, et l’idée était de publier un équivalent britannique, quoique avec un budget bien plus limité. C’était l’idéal pour Arkwright. J’ai passé plusieurs mois à construire l’intrigue, et quand j’ai dessiné la première page, j’avais la structure entière du roman en place, scène par scène. J’ai fait quelques ajustements au fur et à mesure, mais la structure a très peu changé pendant le dessin. C’est comme ça que j’ai pu faire allusion à la suite de l’histoire, dès le premier chapitre, parce que je savais exactement ce qui allait se passer. J’ai écrit le script par section ou séquence, quand j’atteignais la partie correspondante.

Avez-vous jamais pensé à faire cette BD en couleur, ou est-ce que le noir et blanc était un choix esthétique ou financier ?

Je ne crois pas y avoir pensé. Tous mes comics jusque-là avaient été faits en noir et blanc, ce qui me plaisait, et il ne m’ait jamais venu à l’idée de faire autrement. Et puis, Near Myths était tout en n&b, donc ce n’aurait pas pu être en couleurs, de toute façon.

Votre dessin en noir et blanc me fait penser à du Doré ou du Hogarth - si ceux-ci avaient produit des comics underground. Je veux dire que vous semblez avoir mélangé les beaux-arts et l’underground. Est-ce un style que vous avez développé naturellement, ou est-ce que vous avez fait des efforts pour y parvenir ?

J’avais étudié leur travail de près, parce que je voulais donner une patine historique à Arkwright et que je les admirais de toute façon. Moebius est une autre influence sur mon dessin, mais je n’ai pas essayé de copier leur style consciemment, c’était juste intuitif. J’en suis heureux, d’ailleurs. Qui voudrait d’un imitateur de Moebius quand on peut avoir l’original ? J’apprécie toujours beaucoup Doré et Hogarth. J’ai visité la tombe de Doré au Père-Lachaise il y a quelques années et j’ai des livres d’époque qu’il a illustrés.

Parlez-nous des aspects politiques de Arkwright. C’est un livre clairement anti-fasciste, mais aussi contre les fanatiques religieux, ce qui, malheureusement, semble encore plus d’actualité qu’à la fin des années 70, quand vous avez commencé à travailler dessus. Pourquoi avoir choisi une dictature religieuse ?

Une bonne partie de Arkwright a été produite sur fond d’apartheid en Afrique du Sud, pendant le règne de la droite dure de Margaret Thatcher et la montée du British National Front [3], ce qui explique que le thème anti-fasciste soit aussi présent. Des parallèles avec l’Afrique du Sud, le Chili de Pinochet, l’Irlande du Nord et, évidemment, le Troisième Reich sont établis dans mon histoire.
Le régime dans cette histoire est inspiré de celui du Lord Protecteur Oliver Cromwell, après la révolution anglaise, qui était une vraie dictature religieuse puritaine. Mais, oui, c’est contre le fascisme religieux. La politique et la religion devraient être tenues aussi éloignées l’une de l’autre que possible. Réunies, elles posent de gros problèmes. Et, vous avez raison, c’est pire aujourd’hui qu’à l’époque, avec les Islamistes fanatiques d’un côté, et les extrémistes israéliens et ce cinglé de Bush en mission divine de l’autre. Ça mène droit à la catastrophe.

D’un autre côté, il y a un aspect mystique positif dans ce livre, avec Arkwright qui a un côté christique. Quelle importance cela a pour vous, personnellement ?

Dans l’histoire, les facultés psychiques de Arkwright sont attribuées à une « énergie psionique », je voulais montrer qu’elles n’étaient pas du tout « mystiques », divines ou démoniaques, mais purement naturelles. J’ai essayé de montrer que ces pouvoirs étaient nommés par chaque système de croyance suivant ses propres termes mystiques, leur donnant un statut surnaturel. J’essayais de faire de Arkwright une figure mythique, iconique. Bien qu’il soit un libertin amoral et un tueur entraîné, il est quand même façonné dans le même moule que les héros classiques. Il sauve le monde de la destruction. En même temps, il n’est pas du tout religieux : il a simplement assez de culture pour connaître les étiquettes que les différentes religions et mythologies appliquent aux phénomènes psychiques. Ça a de l’importance pour moi en tant qu’outil narratif.

RETOUR A LA REALITE

Une page de ’L’Histoire d’un vilain rat’

Votre travail le plus connu en dehors d’Arkwright est L’Histoire d’un vilain rat, qui a été traduit en français. Il s’agit d’un album qui est en rupture complète avec les univers fantastiques de vos autres œuvres, se concentre sur des problème réels et utilise la vie et l’œuvre de Beatrix Potter de façon intensive. Pouvez-vous nous parler de la gestation de ce projet ?

Je n’étais pas parti pour écrire une histoire sur les conséquences psychologiques des abus sexuels. C’est un exemple typique d’histoire qui se développe toute seule, qui part dans sa propre direction. J’avais construit une intrigue en gros, et c’est pendant que je me documentais que j’ai compris que les abus sexuels étaient un sujet beaucoup trop important pour être secondaire - à l’origine, c’était juste un moyen de justifier le fait qu’Helen s’enfuie de chez elle. Après avoir lu quelques livres et avoir parlé à des gens qui avaient vécu cela, j’ai compris qu’il fallait que ce soit le sujet principal de mon histoire.
Je me suis documenté pour ce livre pendant trois ans avant de commencer à l’écrire, en travaillant sur d’autres comics, comme le Sandman [de Neil Gaiman] ou Legends of the Dark Knight [4]. J’ai discuté avec quelques amis qui avaient été victimes de sévices sexuels, j’ai lu une douzaine de livres sur le sujet, dont des livres de psychanalyse et des témoignages de victimes. J’ai lu à peu près le même nombre de livres sur Beatrix Potter, plus toutes ses histoires plusieurs fois, j’ai visité son lieu de naissance à Londres, sa maison dans la Région des Lacs, la Potter Gallery à Hawshead, et d’autres sites qui la concernaient. J’ai correspondu avec le dramaturge Eric Pringle (auteur de Meeting Bea, une pièce sur Potter) et avec Judy Taylor, probablement la plus grande experte sur le sujet. J’ai adhéré à la Beatrix Potter Society pendant que je travaillais sur le livre - leurs bulletins étaient toujours remplis d’informations. J’avais moi-même des rats apprivoisés, j’ai lu quatre livres à ce sujet, et j’ai été en contact avec la Fancy Rat Society. J’ai aussi lu un bon article sur le Temple des Rats en Inde. J’ai également utilisé mes livres de références habituels, comme une encyclopédie des symboles et des livres d’histoire pour les références aux rats. J’ai visité et photographié tous les endroits où se déroule le livre, à Londres et dans la Région des Lacs (sur laquelle j’ai lu plusieurs livres), dont le semi-mystique The Shining Level, dont je parle dans mon histoire. Il a aussi fallu que je consulte des livres sur les fleurs sauvages, les oiseaux, etc.

Vous a-t-il été difficile de trouver un éditeur pour une histoire aussi inhabituelle en comics ?

Non. J’ai eu un entretien avec Mike Richardson, le patron de Dark Horse [5], et je lui ai présenté l’histoire, qu’il a accepté de publier. Je me dis quand même qu’il s’attendait à quelque chose de plus proche de Luther Arkwright !

Une impressionnante double page tirée de ’L’Histoire d’un vilain rat’

Avez-vous travaillé avec des agences de protection de l’enfance pour écrire la vie d’Helen ?

Non, mais chaque fois que le livre a été publié dans un pays, les coordonnées des agences locales ont été incluses à la fin de l’album. La version italienne en magazine a aussi proposé des pubs pleine page en quatrième de couverture pour l’agence du pays.

Espériez-vous atteindre avec cet album un plus large public, qui ne lit habituellement pas de BD ?

Absolument. Il n’appartient à aucun genre. Il m’a fallu le concevoir de telle façon qu’il soit accessible à tout le monde, en utilisant un style visuel qui soit facile à lire, très clair. Un peu comme la technique de la ligne claire, avec un contour épais, en utilisant la couleur pour la texture et les ombres. Cela donne une image très lisible. La narration visuelle est aussi très claire, très simple, dans le découpage ou la façon dont une case mène à la suivante. J’ai utilisé quelques autres moyens pour rendre l’album accessible. Je n’ai pas employé d’onomatopées ni quoi que ce soit que des gens qui n’ont pas l’habitude de lire des BD pourraient trouver puéril ou considérer comme un cliché. Ni de voix off ou de bulles de pensées. Le seul texte dans ce livre est la parole (en dehors du pastiche de Beatrix Potter à la fin).
Et ça marche. Je ne sais plus combien de personnes m’ont parlé de leur mère, leur femme, leur oncle ou leur voisin, qui n’a jamais lu de BD et n’arrive pas à comprendre ce qu’ils lisent. Si on leur montre un comic de super-héros, ils trouvent que ça n’a ni queue ni tête. Mais ils peuvent lire le vilain rat parce que c’est simple et accessible.

LUTHER, 20 ANS APRES

Une page de ’Heart of Empire’

Parlez-nous de Heart of Empire [6], la suite à Luther Arkwright. Pourquoi avez-vous décidé de réaliser une suite, et comment avez-vous choisi un style aussi différent ?

Ça n’a été qu’en finissant le dessin de Arkwright que j’ai commencé à avoir des idées pour une nouvelle histoire qui en naîtrait. Mais je n’avais pas envie de refaire la même chose - je voulais que l’histoire soit très différente de celle des Aventures de Luther Arkwright, et elle l’est. Elle est centrée sur un personnage différent, Victoria, la fille de Luther, et l’intrigue est totalement linéaire. Le côté expérimental n’est pas aussi évident que sur Arkwright, parce que mes expérimentations sont je l’espère « sous la surface », en dessous du niveau de conscience du lecteur, on pourrait dire « subliminal », bien que j’espère qu’elles ont un effet.

Un exemple du Batman vu par en dessous (Norm Breyfogle, Detective Comics n°608, 1990)

Par exemple, je jongle avec le placement du point de vue du lecteur dans Heart of Empire. C’est un outil de narration visuelle important. Par exemple, un point de vue d’en haut, qui regarde un personnage d’en dessus, peut rendre ce personnage vulnérable. Batman et Judge Dredd sont deux exemples où un niveau de l’œil bas est utilisé en permanence pour donner à ces personnages une aura de pouvoir : de façon inconsciente, nous levons les yeux vers ces personnages, ils sont plus grands que nous. Dans le vilain rat, je voulais que le lecteur sympathise avec Helen, la protagoniste principale - qui a survécu à des sévices sexuels. L’un des moyens que j’ai employés a été de la placer à hauteur des yeux du lecteur. Même quand elle est dans une foule, nous sommes à la hauteur de ses yeux, pas à celle de ceux de la foule qui l’entoure. Bien sûr, ça deviendrait vite ennuyeux si cela était vrai pour toutes les cases, et il est nécessaire de faire varier le point de vue, mais dans la majorité des cases, on est « avec » Helen.

Dans Heart of Empire, il fallait à Victoria un traitement très différent. Tout au long de l’histoire, le personnage de Victoria évolue, en partant d’une élitiste raciste et irascible (à cause de son éducation et de sa condition dans la société), pour arriver à une bien meilleure personne, grâce à ce qu’elle a vécu. Donc, au début, je ne voulais pas que le lecteur s’identifie à elle. En dehors des moments dramatiques, le point de vue adopté pendant la première partie de l’histoire est celui de la hauteur des yeux des gens qui l’entourent - ce qui éloigne le lecteur et donne au personnage une aura de pouvoir. Nous sommes de façon inconsciente « en dessous » d’elle. Soudain, à un moment dramatique au beau milieu de l’histoire, le point de vue passe à hauteur des yeux de Victoria. Nous sommes maintenant « avec » elle pour le reste de l’histoire.
Un autre élément lié à la hauteur des yeux est la taille des pupilles. Quand nous sommes contents de voir quelqu’un, ou quand cette personne nous excite, nos pupilles se dilatent. Quand on leur demande de choisir les visages les plus agréables sur des photos, les sujets d’expériences psychologiques choisissent toujours ceux avec de larges pupilles (même sur des photos de la même personne - l’une avec de larges pupilles, l’autre non). Inconsciemment, nous comprenons que ces personnes nous sont amicales, et sont donc fondamentalement gentilles. Pendant la première moitié de l’histoire, les pupilles de Victoria sont petites. Au même moment où le niveau des yeux du lecteur monte jusqu’à celui de ceux de Victoria, les pupilles de celle-ci se dilatent soudainement et restent larges jusqu’à la fin, ce qui nous encourage à sympathiser avec elle.

J’ai réalisé Heart of Empire en couleur, comme je l’avais envisagé depuis le début. Je suppose que ça correspond à l’opulence et à la décadence de la ville dans l’histoire. J’aime aussi beaucoup le fait que, comme cette suite est en couleurs, la première histoire (qui se déroule 23 ans plus tôt), semble être vraiment dans le passé - comme si on regardait une photographie en sépia.

Vous avez parlé d’une autre suite possible. Est-ce toujours dans vos projets ?

Oui, et j’aimerais qu’elle soit encore très différente. J’y pense toujours, je rassemble des idées, mais je vais peut-être faire autre chose d’abord.

APRES LE RAT, LE LAPIN

On peut voir sur votre site des pages de votre projet actuel, Alice in Sunderland, qui semble aussi différent de ce que vous avez fait que le Arkwright l’a été en son temps. Pouvez-vous nous le décrire, et nous dire comment vous en êtes arrivé à travailler sur un projet aussi ambitieux ?

Talbot, le lapin pressé, et un collage de photos, de magazines et de gravures.
Deux pages du Alice in Sunderland.

Depuis une vingtaine d’années, j’ai envie de faire un livre sur le thème d’Alice. En fait, le deuxième comic que j’ai écrit et dessiné, dans Brainstorm Comix n°2, en 1976, était en partie un pastiche d’Alice de l’autre côté du miroir.
Il y a à peu près sept ans, j’ai emménagé à Sunderland quand ma femme a commencé à y enseigner, et j’ai découvert que la ville avait de nombreux liens avec à la fois Lewis Carroll et Alice Liddell (la « vraie » Alice). Je suis parti de là.
Alice in Sunderland est un album de 320 pages dont les thèmes sont les histoires, l’histoire et les mythes, sous une forme que j’ai décrite comme un « documentaire onirique ». Il n’est pas composé d’une seule histoire, mais de douzaines d’histoires courtes ou longues, la colonne vertébrale en étant l’histoire de la ville de Sunderland et celles de Lewis Carroll et d’Alice Liddell.
Ces histoires sont racontées dans le cadre d’une représentation imaginaire sur la scène du théâtre du Sunderland Empire, les plus courtes étant mêlées aux deux ‘intrigues’ principales et constamment soutenues par la mise en scène théâtrale. Comme le Sunderland Empire est un music-hall de la Belle Époque, cet album est un « spectacle de variétés », au sens où un style différent est utilisé pour chaque histoire, suivant les besoins.

Talbot se fait son Hergé, et illustre le Jabberwocky de Carroll
Deux autres pages du Alice in Sunderland.

Le dessin est un mélange de trait à l’encre ou au crayon en noir et blanc, d’aquarelles monochromatiques et en couleurs, ainsi que de collages et de photos numérisées. Le découpage varie énormément, de la classique grille de neuf cases à la pleine page, en passant par tous les stades, par des métacases, qui utilisent mon dessin mélangé à des vieilles gravures, des documents ou des cartes, selon chaque séquence.
Alice au pays des merveilles et De L’Autre Côté du miroir sont des histoires de rêves, et le rêve est un des thèmes principaux de mon album. Un autre en est la nature cyclique de la vie.
Je « joue » les trois personnages principaux : The Plebeian (Le Plébéien), The Performer (L’Artiste) et The Pilgrim (Le Pèlerin), chacun d’eux étant une caricature visuelle de moi-même spécifique. J’ai encore à peu près trois mois de travail devant moi avant de finir cet album.

J’aimerais terminer cet entretien par une question plus générale : comment voyez-vous la percée de la BD américaine (et anglaise ?) dans les librairies généralistes [7], grâce à des œuvres hors super-héros comme le Jimmy Corrigan de Chris Ware ou le Black Hole de Charles Burns ? Où vous situez-vous dans ce mouvement ? Essayez-vous consciemment de vous faire une place hors du milieu traditionnel des comics ?

La croissance de ces dernières années dans le secteur des albums aux USA et au Royaume-Uni est une chose que j’espérais voir se produire depuis des années et, oui, c’est là que je veux voir mes albums. J’ai été très influencé par mes visites aux festivals de BD de Lucca et Angoulême, il y a vingt ans, quand j’ai vu pour la première fois des albums de BD lus par des gens ordinaires, et pas seulement par des fans. J’ai compris que c’était la voie à suivre.

(par François Peneaud)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

- Le site de Bryan Talbot, sur lequel on pourra trouver The Papist Affair en entier.

En médaillon : Bryan Talbot - Photo : D. Pasamonik.

[1Chester P. Hackenbush est un personnage créé par Talbot en 1975, pour lequel il écrira une série d’histoires totalisant une soixantaine de pages. Une collection intitulée Brainstorm a été publiée en 1999, et qui reprend donc les Brainstorm Comix.

[2Voir notre article sur l’album.

[3L’équivalent de notre Front National.

[4Une série présentant des histoires indépendantes de Batman.

[5Éditeur de la version originale.

[6« Au Cœur de l’Empire », ou « Le Cœur de l’Empire ».

[7Jusqu’à il y a quelques années, les comics étaient presque uniquement vendus dans un réseau spécialisé. Les grandes chaînes américaines de librairies vendent maintenant des albums - mais pas les magazines.

 
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