Il est particulièrement intéressant de jeter un coup d’œil sur les revues satiriques de bande dessinée publiées début juin 2013 en Turquie. Comme de coutume, les hebdomadaires Leman, Uykusuz, Gırgır et Penguen s’en prennent au gouvernement en place et offrent un point de vue critique et social aux affaires politiques en Turquie.
Ces publications ressortent d’une longue tradition dans ce pays. Les premières caricatures en Turquie remontent à l’empire ottoman, il y a 140 ans. Les caricaturistes de la fin du XIXe siècle, par trop critiques à l’égard du sultan Abdülhamid II, ont même été proprement interdits, leurs publications arrêtées. Certains des titres les plus populaires en furent réduits à publier au Caire, à Londres, à Genève, revenant sous le manteau à Istanbul et dans le reste de l’empire.
L’exemple de Gırgır
En dépit de cette prestigieuse antériorité, il fallut attendre l’arrivée de l’hebdomadaire Gırgır en 1972 pour que la bande dessinée satirique entre dans son âge d’or. Publié jusqu’en 1993, Gırgır fit entrer la caricature politique dans l’ère moderne, alors même que la Turquie subissait le joug des tumultueuses années 1970 et 1980.
Gırgır redémarra en 2008 avec une nouvelle équipe sans aucun lien avec sa première incarnation, se contentant de se mettre dans les pas des autres revues publiées entre-temps : Leman, Uykusuz et Penguen, fondées précisément par d’anciens collaborateurs de Gırgır et leurs héritiers.
Ces hebdomadaires sont présents en grand nombre dans tous les kiosques en Turquie, du coin de la rue à Beyoğlu aux grandes chaînes de librairie présentes dans les grands villes ou encore dans les aéroports. On y trouve des bandes dessinées et des chroniques signées par des éditorialistes reconnus. Les graphismes se déploient aussi bien sous la forme de dessins d’humour que de BD au long cours. Leurs auteurs, publiant toutes les semaines, sont suivis par un public fidèle et quelques-uns d’entre eux sont devenus cultes, recueillant leurs travaux dans des albums vendus en librairie.
Ils sont les propriétaires de ces publications qui vivent uniquement du produit de leur vente, en toute indépendance et sans publicité, et ont été poursuivis plus d’une fois devant les tribunaux ou fait l’objet de sourdes menaces, sinon d’attentats, comme cette incendie volontaire qui eut lieu dans les locaux de Leman en mai 2012.
Une presse menacée
Il est significatif que le même magazine Leman ait fondé un mensuel composé quasi exclusivement de dessinatrices, Bayan Yanı (Du côté des femmes) dont Ramize Erer est la rédactrice en chef. Erer, par ailleurs l’épouse du rédacteur en chef de Leman, Tuncay Akgün, a été contrainte de fuir Istanbul pour Paris avec ses deux enfants en raison de menaces qui pesaient sur sa famille.
Ces publications se sont montrées depuis toujours particulièrement critiques et irrévérencieuses à l’encontre du gouvernement Erdoğan au cours de cette dernière décennie. Elles n’avaient donc aucune raison de se taire face aux événements qui sont survenus en Turquie la semaine dernière.
Leurs Unes sont explicites :
Leman : "La menace, c’est Twitter, les pires mensonges en sont issus. Ce qu’ils appellent les "médias sociaux" représentent en réalité un péril majeur pour notre société."
Penguen : "Turquie, tu n’es jamais aussi belle que lorsque tu résistes !"
Gırgır : "Cela pue la liberté."
Uykusuz : "Allons, monsieur le Premier Ministre, laissez pour une fois exprimer le contraire de ce que vous pensez, cela fait des années que cela ne nous était pas arrivés. Relax, mon gars."
Mais ce qui est nouveau, c’est que face au silence assourdissant de la plupart des grands médias turcs soucieux de complaire au pouvoir, elles se retrouvent bien seules à s’exprimer vraiment, opposant leur humour salvateur à une situation politique particulièrement préoccupante.
Canan Marasligil
(Traduit de l’anglais par Didier Pasamonik)
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Canan Marasligil est en ce moment en résidence à Londres chez Free Word. Retouvez-la sur Twitter :@Ayserin, ou sur cananmarasligil.com