Alors là, bravo ! Vraiment, bravo ! En voilà une œuvre originale ! Sincère ! Juste ! Et aussi touchante avec ça ! Car il faut bien l’admettre : elle est touchante cette petite Morgan !... Son joli nez rond, son air mutin, ses taches de rousseur (rousseur de brune !), sans oublier ses grands yeux tristes, toujours bien ouverts, comme pour les empêcher de pleurer...
Elle a pourtant tout pour être heureuse cette fille, c’est évident : un compagnon qui l’aime, une famille unie, des amis qui la soutiennent... sans parler de son petit bébé́ qui pointe le bout de son nez d’entre ses cuisses – un poupon c’est toujours le pompon ! –, bref, une existence douce et pleine de promesses... Malgré́ cela, la jeune fille ne parvient pas à voir la vie en rose (chez elle, elle serait bleu nuit), un peu comme si tout ce qui l’entourait était nappé d’une mélancolie profonde ; une atmosphère de tristesse toute gazée de spleen, teintée de chagrin... Un univers taché, gâché́, sali...
Mais qu’est-ce qui, diantre, peut bien donner une telle couleur à la vie ?...
Réponse : le monde !
Oui, le monde. Il existe, et c’est insupportable ! Inacceptable même !... Ça, Morgan l’a parfaitement compris : « Pour vivre heureux, vivons cachés ! » Il suffit de lire Tolstoï pour le savoir ! (elle est arrogante cette phrase, pas vrai ?)... En effet, dans le célèbre roman du barbu russe, Anna Karénine meurt d’avoir été regardée par la société, mais aussi d’avoir voulu exposer son bonheur aux yeux de tous... Pauvre idiote ! Elle ignorait que partout où elle irait, quelqu’un – un autre ; ce sale autre ! – serait toujours là pour lui gâcher le plaisir d’être en vie ! Et justement, dans la BD, cet « autre », il y en a plein... Ils peuvent prendre plusieurs visages : celui des amis par exemple, de la famille, ou des inconnus...
Ici, ce sont les Ilithyies !
Ah ! Les Ilithyies... Sadiques déesses de l’enfantement ! Gang de goules ! Vipères harpies charognes à tournoyer toujours autour du moindre petit bout de chair en joie... Il suffit de vagir de plaisir – rien qu’un minuscule alizé d’orgasme – et voilà déjà la société qui rapplique, attirée qu’elle est par le bonheur comme les requins par l’odeur du sang...
Curieuse d’ailleurs cette façon qu’a Camille Ulrich de représenter la volupté ! Volute de viscères ! Nuage de boyaux ! Féérie d’intestins en tourbillon de cæcum anguleux... Curieuse, oui, et pourtant très exacte. Car au fond c’est bien ainsi que le bonheur fonctionne... Par le corps ! Malheureusement, le corps de Morgan ne lui appartient pas. Non ! Son corps est un objet (de discussion surtout !), un bien public sur lequel tout le monde fait main basse quand il met bas. Ce n’est pourtant pas bien difficile à comprendre : la société à horreur de l’individu. Elle lui préfère de loin les foules ignardes (ce mot n’existe pas, mais ça sonne bien) ou encore les citoyens : genre d’amas, ramassis-robots ressassant sans cesse leurs petites phrases toutes faites.
La société est un complot organisé contre l’individu. Il faut la fuir ! Et si par malheur vous êtes heureux, alors partez ! Fuyez vite ! Barrez-vous avec votre bonheur et enterrez-vous avec dans le désert ! Ne laissez personne le toucher, pas même avec les yeux, car ce serait, à coup sûr, avec des yeux jaloux que les gens s’intéresseront à vous.
Finalement, c’est sur Lévine et Kitty que Morgan aurait du prendre exemple (vous sauriez qui c’est si vous aviez lu Tolstoï). Eux au moins ont compris que le bonheur était une chose rare, une aristocratie de l’être qui ne se partage pas... du moins pas avec tout le monde.
Bref ! Pour résumer, soyons élitistes ! Soyons peu : soyons heureux !
(par Florian UZAN)
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