La bande dessinée belge a pendant longtemps eu en ligne de mire deux modèles de créateur : le premier, Hergé, laisse l’image de quelqu’un qui travailla dans la rareté et la maîtrise, un trait labouré, travaillé, pensé et des histoires d’emblée canoniques.
Son œuvre majeure, Tintin, tient en 24 albums dont le dernier est inachevé. Toute sa vie, il entretint le mythe du créateur unique, contribuant à la valorisation très contemporaine de l’auteur. On sait depuis qu’il fut d’abord un créateur prolifique et populaire avant de se figer dans la statue de commandeur de la Ligne Claire.
Le second, Willy Vandersteen, opérait dans la profusion dionysiaque. Sa série principale, Bob & Bobette, compte plus de 300 références et continue de paraître au rythme de 4 albums par an.
Mais elle ne fut pas sa seule production, loin de là, la série Bessy se compte aussi en centaines de références, et elle n’est qu’une parmi tant d’autres. Vandersteen créa rapidement un studio « à l’américaine » privilégiant la productivité à la qualité.
C’est d’ailleurs ce dernier prétexte qui permit à Hergé de l’évincer du journal Tintin. En réalité, le maître bruxellois était effrayé par la capacité du dessinateur anversois de maintenir la présence hebdomadaire de ses personnages dans le journal, contrairement au reporter à la houppe qui se faisait plutôt remarquer par ses absences…
Bob De Moor est né entre ces deux titans avec qui il entretint plus que de l’amitié. Anversois comme Vandersteen, qui devint le parrain de son fils Johan, il partageait avec la figure de proue de la bande dessinée flamande une communauté d’esprit et de langue consciente de son identité –Bob De Moor est l’auteur d’une adaptation du roman fondateur de l’identité flamande : De Leeuw van Vlaanderen (Le Lion des Flandres) d’Henri Conscience - mais qui, par ailleurs, ne versa jamais dans le nationalisme obtus qui prospère aujourd’hui dans le Plat pays.
Par ailleurs, il admirait profondément Hergé, l’artiste et l’homme, au service duquel il se mit à partir de 1951, avec une fidélité sans faille, au titre de principal collaborateur jusqu’à la fermeture du Studio Hergé, trois ans après la mort du créateur de Tintin, en 1986. Il fut notamment le principal contributeur de la refonte des albums d’Hergé aux côtés de Jacques Martin, de Roger Leloup ou de Jo-ël Azara à partir des années cinquante, notamment L’Île noire. Sa présence devient évidente à partir de Coke en Stock.
À l’ombre de la Ligne Claire
On sait peu que jusqu’à sa retraite, l’ami Bob fut l’employé des Studios Hergé. Ses droits d’auteur étaient versés aux studios qui les lui reversaient sous la forme d’un salaire. La productivité de plus en plus problématique d’Hergé, dont les albums s’espaçaient dans le temps, lui permit, entre deux publicités conçues pour des agences comme Publiart ou des illustrations pour l’hebdomadaire Tintin, quand il ne réalisait pas les décors des dessins animés de Tintin pour Belvision, de continuer à bâtir sa propre œuvre, déjà entamée avant son entrée chez Hergé.
Elle s’affirme avec Barelli, un comédien-aventurier dont Bruno Lecigne démontra toute la subtile signifiance des jeux de masque [1]. À l’exception de Barelli & les espions, où il tenta de s’extraire du style hergéen en s’essayant à un trait plus arraché, il resta dans le canon de la Ligne Claire, qu’il stylisa parfois dans des travaux comme Balthazar.
Sa fin de carrière est un peu triste. Devenu un auxiliaire de l’école de Bruxelles, il dessina Lefranc pour Jacques Martin (Le Repaire du loup, 1970, considéré comme l’un des meilleurs de la série) et acheva le dernier album de Jacobs, le deuxième tome des 3 Formules du professeur Sato, en consolation du dernier album de Tintin (Tintin & l’Alphart) qu’on lui refusa d’achever alors que ce travail lui était plus ou moins implicitement promis.
Face à la mer
Mais comme son ami Vandersteen, il était capable de passer avec aisance du dessin réaliste au style humoristique. Avec Cori le moussaillon, qu’il conçut avant d’entrer au service du créateur de Tintin, il développa son attachement pour les thèmes marins qui sont au cœur de l’exposition que lui consacre le Centre Belge de la BD cet été. Cette fois, le dessin louche plutôt vers les graveurs de la Renaissance comme Albrecht Dürer et les thèmes vers la peinture de genre née dans le sillage du petit-fils de Pieter Brueghel l’ancien, David Teniers.
Ce qui frappe, dans cette exposition, ce sont les interviews filmées du grand artiste où il s’exprime indifféremment en flamand et en français, articulant un discours d’une grande modestie et en même temps d’une grande profondeur, conscient du rôle de la bande dessinée. Il fut d’ailleurs le premier président du Conseil d’Administration du Centre Belge de la BD qui l’accueille aujourd’hui.
La démonstration est époustouflante et l’on découvre dans cette suite de dessins et de planches toute la puissance d’un créateur qui était, à l’exemple de James Ensor, « face à la mer et cul à la Belgique artistique et littéraire. »
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Exposition Bob De Moor & la mer
Commissaire : Toon Horsten
Jusqu’au 15 janvier 2012
CENTRE BELGE DE LA BANDE DESSINEE
20, rue des Sables
1000 Bruxelles
Téléphone : +32 (0)2 219 19 80
Fax : +32 (0)2 219 23 76
E-mail : visit@cbbd.be
Le site du CBBD
[1] Bruno Lecigne, Les Héritiers d’Hergé, Magic Strip, 1983.
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