Pourquoi et comment les inégalités de richesse ont-elles pu se développer depuis le XIXe siècle et même s’accentuer rapidement depuis le début du XXIe ? La question est aussi ardue qu’importante. Il a fallu plus de mille pages à l’économiste Thomas Piketty pour y proposer une réponse dans son essai Capital et idéologie paru au Seuil en 2019. C’était un défi en soi. Adapter cet essai en bande dessinée en était un autre, relevé par Claire Alet et Benjamin Adam.
La thèse de Thomas Piketty paraît simple et logique. Toute société - tout système politique, économique et social - a besoin de justifier les inégalités qui la constituent pour pouvoir se maintenir. La société capitaliste moderne, telle qu’elle s’est développée à partir du XIXe siècle, doit le faire autant que les précédentes. En ce sens, économie et idéologie sont indéfectiblement liées. La multitude et l’adaptabilité de ces liens ont pu faire croire que le capitalisme et ses différentes incarnations politiques étaient l’aboutissement logique d’une histoire millénaire. Thomas Piketty veut montrer qu’il n’en est rien et que le capitalisme, en particulier dans sa version libérale actuelle, est le résultat de luttes d’intérêts - d’où les inégalités - et qu’il est possible d’en sortir.
L’essai de Thomas Piketty a fait date. Convaincu ou non, on ne peut lui nier des qualités. Profondeur historique, variété des sources, argumentation solide, vision globale sont des atouts qui rendent son travail digne d’intérêt et intellectuellement stimulant. Sa volonté de proposer des explications à des données souvent présentées comme acquises et indiscutables, ainsi que des pistes pour aller vers des sociétés moins inégalitaires, est séduisante. Fondées sur la remise en cause de la sacralisation de la propriété privée, sur l’éducation et le partage des savoirs et des compétences, sur une redéfinition des pouvoirs politiques et économiques, ses solutions paraissent raisonnables et novatrices, même si elles ne peuvent pas faire l’unanimité.
Il fallait reprendre ces qualités, en le transformant, pour réussir à adapter Capital & idéologie en bande dessinée et en moins de 200 pages. Claire Alet, au scénario, et Benjamin Adam, au dessin, y sont parvenus. Leur version reste solidement construite, didactique sans lourdeur excessive, et plus dynamique que beaucoup de bandes dessinées documentaires. Le recours à la fiction - on suit plusieurs générations d’une famille d’abord très riche, puis moins - et quelques pointes d’humour permettent d’accrocher et de maintenir l’attention des lecteurs les moins férus d’économie.
La bande dessinée Capital & idéologie n’est certes pas révolutionnaire dans sa forme. On n’échappe pas de temps à autre à l’illustration - ce qui en soi n’est pas gênant, mais peut poser la question du passage par le medium bande dessinée. Benjamin Adam, qui a beaucoup travaillé pour La Revue Dessinée et qui n’hésite pas à expérimenter via la fiction, a su profiter de son expérience. La lisibilité de son dessin et l’utilisation sobre des couleurs servent efficacement le propos.
Claire Alet, journaliste et documentariste également expérimentée - elle a travaillé pendant une quinzaine d’années pour Alternatives économiques -, a réussi la gageure de synthétiser l’essai de Thomas Piketty sans l’édulcorer. Son approche chronologique et son souci constant de s’ancrer dans le quotidien rendent les analyses économiques concrètes et aisément compréhensibles.
Tout cela permet de comprendre que la bande dessinée fasse encore partie des meilleures ventes presque cinq mois après sa parution. Mais il s’agit aussi d’un choix éditorial intelligent. Capital & idéologie fait écho à des préoccupations grandissantes depuis plusieurs années en France et ailleurs. La contestation de la réforme des retraites les ont rendues encore plus palpables. Rien d’étonnant donc à ce que les lecteurs cherchent des réponses.
(par Frédéric HOJLO)
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Capital & idéologie (d’après l’essai de Thomas Piketty) - Par Claire Alet (scénario) & Benjamin Adam (dessin) - Le Seuil / La Revue dessinée - édition par Sylvain Ricard & Camille Drouet - direction artistique par Emma Huon - maquette par Valentine Dossat - 19.4 x 25.4 cm - 176 pages couleurs - parution le 18 novembre 2022 - 22.90 €.
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