Le petit monde des doctorants l’attendait depuis plusieurs décennies, il en rêvait, Tiphaine Rivière l’a fait. De quoi s’agit-il ? D’une bande dessinée de 179 pages, que tous les jeunes chercheurs vont s’empresser d’acheter en dizaines d’exemplaires pour offrir à leurs familles, leurs voisins, leurs banquiers, leurs boulangers et leurs meilleurs amis pour, enfin, être compris !
Cette bande dessinée raconte le quotidien de Jeanne Dargan, une doctorante parmi d’autres. D’abord euphorique à l’idée d’abandonner ses classes de collège pour côtoyer le gratin de la recherche mondiale en littérature, la pauvre Jeanne découvre progressivement les embûches continuelles de ce statut. Son directeur de thèse, A. Karpov, se sert de ses doctorants comme un joueur d’échecs de ses pions ; sa famille ne conçoit absolument pas ce que faire de la recherche en littératures signifie, et surtout quel en est l’intérêt ; son banquier s’alarme de l’état des comptes de la jeune Jeanne, obligée d’enchaîner des petits boulots, souvent mal rémunérés, et parfois même pas rémunérés (la Sorbonne refuse de lui payer les cours qu’elle a dispensés pour une raison administrative, expérience malheureusement réellement vécue par plusieurs doctorants ces dernières années…) ; son petit ami, lassé d’avoir un ours associable et continuellement stressé à la maison, finit par la quitter…
Le propos est bien évidemment caricatural, et Tiphaine Rivière a en réalité compilé tous les aspects négatifs possibles de la vie d’un doctorant, mais le ton est très juste et parlera à tous les doctorants, anciens doctorants, ou potentiels doctorants (qui ne perdraient pas l’envie de se lancer dans une thèse suite à cette lecture).
Avant d’être éditées au Seuil, ces histoires avaient connu une première vie en ligne sur le blog du Bureau 14 de la Sorbonne, qui, à partir de 2012, proposait des strips en ligne mettant d’abord en scène la grosse secrétaire amorphe de l’université, Brigitte Claude, puis, face au succès rencontré, a développé différents épisodes de la vie d’une jeune doctorante.
Tiphaine Rivière s’est inspiré de sa propre expérience, comme secrétaire (poste qu’elle occupa à la Sorbonne pour financer sa thèse), mais aussi comme doctorante. Son emploi au secrétariat lui a par ailleurs permis d’entendre les doléances de dizaines de doctorants, empêtrés dans les conflits avec leurs directeurs, leur administration, leurs élèves ou leurs collègues, et c’est cet ensemble d’anecdotes qu’elle a synthétisé, d’abord sur son blog, puis dans cet album papier.
Le passage du blog à la version publiée aujourd’hui est passé par un « re-dessinage » de la totalité des strips. Il a fallu passer d’une composition verticale, les strips se lisant globalement de haut en bas, comme c’est souvent le cas sur les publications en ligne, à une recomposition plus classique pour permettre l’impression. Toutes les histoires du blog n’ont pas été retenues et d’autres ont été rajoutées, mais dans l’ensemble, l’album est très fidèle à la version numérique d’origine. La mise en couleurs n’apporte pas grand-chose, et le noir et blanc du blog rendait même peut-être le dessin plus percutant, mais l’album regorge de trouvailles graphiques intéressantes.
Ainsi, la première communication de Jeanne lors d’un colloque est rendue avec brio, Tiphaine Rivière retranscrivant les émotions de l’oratrice à l’aide de la métaphore graphique d’une nageuse nageant dans ses propres mots, manquant de se noyer puis s’en sortant finalement avec grâce. Le procédé peut rappeler celui utilisé par Ruppert et Mulot dans La Technique du périnée pour décrire par le dessin les sensations éprouvées lors d’un orgasme sexuel.
De même, l’égocentrisme d’une universitaire est évoqué avec finesse lorsque Jeanne essaye de lui demander son avis sur sa communication et que cette dernière ne lui parle que d’elle. Plutôt que d’utiliser le verbe pour cela, Tiphaine Rivière joue de manière très intéressante avec les phylactères, intégrant le visage de l’universitaire dans sa propre bulle, et lui faisant avaler la bulle représentant le visage réduit de la pauvre Jeanne.
Après trois années passées sur sa thèse, puis quatre ans consacrés à l’apprentissage du dessin et à la réalisation de cet album, Tiphaine Rivière s’apprête à quitter définitivement le milieu des doctorants pour se lancer dans d’autres projets de bande dessinée. Sa thèse, inachevée, ne sera pas publiée, mais le récit qu’elle a tiré de cette expérience valait bien tous ces efforts et touchera, du moins on l’espère, un large public qui saura peut-être voir derrière cette satire du milieu universitaire l’intérêt intellectuel qui continue à motiver bon nombre de jeunes insouciants, prêts, eux aussi, à se lancer dans les joies de la recherche.
(par Tristan MARTINE)
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