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Carte postale : KADFEST, le nouveau festival international de la BD d’Istanbul

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 30 août 2019                      Lien  
Où en est la bande dessinée turque aujourd’hui ? C’est la question que nous nous sommes posée alors que, pour la première fois depuis trois ans après la tentative de coup d’état, le pouvoir censurant les journaux, multipliant les procès et les emprisonnements, licenciant des milliers de fonctionnaires dans une oppressante atmosphère de chasse aux sorcières, nous franchissions à nouveau le seuil de la Sublime Porte. Eh bien, la BD turque, faisant le dos rond, résiste et garde l’espoir de jours meilleurs. Reportage.

La visite d’Istanbul est une expérience incroyable. C’est une ville-monde de 16 millions d’habitants, une conurbation étendue sur des dizaines de kilomètres, encombrée de sept millions de voitures avec, en son centre, le Bosphore, séparant l’Europe et l’Asie, où les bateaux passent jour et nuit.

La guerre en Syrie a occasionné l’arrivée incontrôlée de quatre millions de réfugiés sur le territoire turc, dont on estime que deux millions d’entre eux ont élu domicile à Istanbul. Le quartier touristique, Beyoğlu, traversé par la rue Istiklal qui part de la place Taksim jusqu’à la Tour de Galata, s’est davantage arabisé. Elle est incroyable cette rue, longue de plusieurs kilomètres, blindée de monde quasiment jour et nuit, moitié Fashion Week, moitié cour des miracles, avec en son milieu, face au lycée de Galatasaray, une place où traditionnellement on venait manifester à n’importe quel sujet et qui, aujourd’hui, est surtout occupée par des véhicules blindés...

Carte postale : KADFEST, le nouveau festival international de la BD d'Istanbul
La rue Istiklal, pleine de monde jour et nuit.

Depuis le mouvement protestataire de Gezi de mai 2013 [1] -qui n’a servi à rien : le pouvoir a fait ce qu’il a voulu- la société semblait se résigner face à cette situation, un peu comme les personnages de l’album d’Ersin Karabulut.

Cette avenue qui était un lieu de fête permanent, où l’on croisait travelos et femmes voilées, est devenu austère. Le café de l’Institut Français, un bâtiment qui fait coin avec la place Taksim, s’inquiète : la construction prochaine d’une mosquée toute proche entraînera l’interdiction de boire du vin à moins de 100 m du lieu sacré. Ce grand lieu de convivialité de la communauté francophone (ils sont quelque 30 000 à Istanbul) y perdrait la majorité de ses bénéfices…

La jeunesse de Beyoğlu qui se répandait dans les bars en terrasse dans la rue ou sur les toits des immeubles, en protestation contre cette arabisation de la ville, a décidé de migrer vers le quartier de Karakoÿ et surtout sur l’autre rive du Bosphore, en Asie, à Kadikoÿ, devenue The Place to be. C’est dans ce quartier moins occidentalisé que dans la partie européenne que la mairie locale a décidé de créer un festival international de la bande dessinée et du livre ancien.

Un nouveau festival de bande dessinée à Istanbul

KADFEST, qui a lieu au mois d’août, avait entamé deux sessions : une consacrée au cinéma et une autre au jazz. À l’initiative de la Maison de la caricature et de la bande dessinée de Kadikoÿ animée par Meric Karçal, la mairie a décidé d’adjoindre l’illustration, la bande dessinée et le livre ancien à cette célébration. Au menu, des expositions, des stands d’éditeurs, des conférences et des rencontres, et des ventes aux enchères. Parmi les invités, on comptait Gottfried Gusenbauer, directeur du Kunst Cartoon Museum de Vienne en Autriche et… votre serviteur, toujours prêt à servir ActuaBD.

Dans la maison de la caricature de Kadikoÿ, une statue consacrée au personnage d’Abdulcanbaz de Turhan Selçuk.

Parmi les intéressantes expos, il y avait celle sur la bande dessinée dans les magazines turcs de 1828 à 2019, parmi lesquels "Çıngıraklı Tatar," "Karagöz," jusqu’à "Çarşaf » et aux revues d’aujourd’hui. Une rétrospective qui raconte l’histoire tourmentée de la caricature face aux pouvoirs autoritaires qui ont dirigé la Turquie. Comment ne pas penser à la situation d’aujourd’hui ?… L’exposition des caricatures du poète communiste Nâzım Hikmet Ran (1901-1963) rappelle elle aussi le parcours chaotique du plus grand poète turc qui proclamait son internationalisme : « - Mes frères, En dépit de mes cheveux blonds, Je suis Asiatique, En dépit de mes yeux bleus, Je suis Africain… » Là encore, cette exposition détient, pour la Turquie, sa dose de subversion…

Le poète communiste turc Nâzım Hikmet Ran exposé à Kadikoÿ. Il a passé plus de 15 années en prison.

Au niveau international, la BD française était présente avec l’irrévérencieux Jul (Silex in the City, La Planète des sages, le scénariste en titre de Lucky Luke) dont l’album 50 Nuances de Grecs (pour l’occasion traduit par « mythes », allez savoir pourquoi…) dévoilait son impertinence dans le tout nouveau centre culturel / café Bayan Yanı, la revue féministe que la grande dessinatrice turque Ramize Erer publie en Turquie depuis onze ans. Le dessinateur serbe Bane Kerac qui dessine notamment Tarzan et Zagor, avait aussi droit à sa petite exposition monographique, de même que le caricaturiste autrichien Rudi Klein, tandis que le réalisateur japonais Shigetaka Mochizuki et le mangaka Raku İchikawa (Les Nuits d’Aksehir, chez Akata) animaient des workshops.

Ramize Erer accueille dans sa galerie le dessinateur Jul et ses "50 nuances de Grecs" qui paraît en turc ces jours-ci.

Le dessinateur Devrim Kunter exposait les artistes qui publiaient dans sa revue Yarani et le dessinateur Memo Tembelçizer ou Kenan Yarar, un auteur de BD fantastique qui a profondément influencé Ersin Karabulut, faisaient des rencontres ou des ateliers.

Un phénomène d’entraide inédit

Arrêtons-nous un instant sur un phénomène typiquement turc. On connaît les soucis des journaux de caricature turcs dont seuls LeMan, Bayan Yanı et Uykusuz survivent. Ayant changé de distributeur, ils ont repris du poil de la bête et depuis que la mairie d’Istanbul est passée aux mains de l’opposition l’accès aux kiosques est redevenu plus facile et la télévision locale leur redonne une exposition, appel d’air appréciable. Uykusuz est ainsi revenu financièrement à l’équilibre.

Ersin Karabulut, timonier d’Uykusuz et Tuncay Akgün, Lider Maximo de LeMan...

Mais il y a mieux : pour aider les magazines LeMan et Bayan Yanı, un bon nombre de bistrots en Turquie ont décidé de porter leur nom et payent une licence à leur éditeur. Pour marquer son appartenance (par exemple féministe pour Bayan Yanı) mais aussi pour soutenir une presse indépendante en difficulté qu’ils financent ainsi en toute légalité, tandis que ces bistrots sont autant de points de vente du magazine et de ses produits dérivés. Quel merveilleux esprit de résistance !

Le premier bistrot Bayan Yanı vient d’ouvrir à Istanbul/Kadikoÿ à l’initiative de son éditrice, Ramize Erer. Allez lui rendre visite !
C’est encore discret, mais les journaux de caricature reviennent dans les kiosques.

Lors de notre séjour, nous avons pu rencontrer bon nombre d’auteurs et d’éditeurs turcs. En dépit des difficultés, la bande dessinée française est encore publiée en terre turque. Ainsi les éditions Sirtlan publient-elles les œuvres de Riff Reb’s chez Noctambule, les éditions Flaneur (en français dans le texte !) celles de Gibrat (Le Corbeau, chez Dupuis) ou encore Baobab celles de Davodeau. Bref, des œuvres qui, toutes, professent un esprit de résistance face à l’adversité.

Doğan Şima des éditions Baobab montre fièrement sa dernière publication signée Davodeau.
Et de deux ! Emre Yavuz des éditions Sirtlan est ravi d’inscrire son deuxième Riff Reb’s à son catalogue.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)

[1En 2013, de violentes manifestations ont eu lieu sur la place Taksim jouxtant le parc Gezi afin de protester contre les dérives autoritaires du régime. On peut en trouver la synthèse sur Wikipedia, une encyclopédie en ligne interdite en Turquie.

 
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