C’était l’album préféré de Jean-Christophe Menu, le Lider Maximo de L’Association, qui fut interloqué d’apprendre, en lisant Les Cahiers de la Bande Dessinée, que "ni l’éditeur, ni ses amis n’avaient été convaincus" d’en poursuivre la publication. Et d’ajouter : "Un chef d’œuvre pareil dénigré par les éditeurs et les autres auteurs de l’époque ! Là, il y a quelque chose qui n’allait pas du tout !" [1]
"Chef d’œuvre", le mot est lâché par celui qui est pourtant considéré comme l’un des critiques les plus intransigeants de la "nouvelle bande dessinée", souvent clairvoyant dans ses analyses, même si leur expression pêche le plus souvent par l’excès. Chef d’œuvre, assurément, de la part d’un auteur méconnu dont les aléas éditoriaux -Menu l’avait bien deviné- ont contribué à briser la dynamique créatrice.
Les débuts de Raymond Macherot sont idylliques : publié dans Tintin, il y crée une série animalière, Chlorophylle et Minimum (1954), sur le conseil de son éditeur Raymond Leblanc. C’est une merveille. Imprimé en hélio, qui met en valeur un trait remarquable, synthèse parfaite entre la rondeur disneyenne et la ligne claire documentée à la façon d’Hergé, marque de fabrique d’une "École Belge" dont Franquin, Peyo et Uderzo sont les chefs de file, mais aussi des couleurs que l’auteur réalise lui-même sur bleus de coloriage, une palette aux tons sensibles et profonds qui rivalise dans le journal avec celles d’Edgar-Pierre Jacobs et d’Hergé. Mais la série ne trouve pas sa place dans un journal qui, chemin faisant, ne se caractérise pas par sa subtilité.
En 1964, Macherot quitte le Lombard pour les éditions Dupuis et Spirou, où des graphistes comme Franquin, Peyo, Will, et Tillieux font davantage partie de sa famille artistique. Il y perd au change : le coloriage lui échappe et passe dans les mains des chromistes et des coloristes des ateliers Dupuis. L’impression, en outre, opérée en fonction des temps-machine de l’imprimerie Dupuis, est très souvent incohérente et n’est pas à la hauteur de celle de l’éditeur bruxellois. Autre perte notable : la perméabilité de l’éditeur aux critiques de la Commission de censure de la loi française de 1949 pour la Protection de la jeunesse qui pèse lourdement sur les choix éditoriaux. Il faut dire que des séries comme L’Épervier bleu et même Spirou et Lucky Luke ont eu maille à partir avec cette commission imbécile.
En conséquence, cette merveilleuse parodie animalière des films noirs américains des années mise en place par Macherot, avec une économie de moyens et une science de la narration à nulle autre pareille, ne pourra jamais se déployer à sa juste mesure. Il est probable que cette mauvaise expérience va étouffer dans l’œuf les ambitions légitimes d’un immense talent.
Cette nouvelle édition a cette vertu : elle offre à découvrir en grand format le trait d’un dessinateur dont la science du noir et blanc est inspirée de Frank Robbins et de Milton Caniff. Il y a lieu de comparer ces planches avec celles de Peyo : même intelligence dans la narration, même impeccable lisibilité, même sens de la synthèse et du détail signifiant. On peut ajouter : une qualité d’écriture. Macherot enchaîne les situations harmonieusement, montant son intrigue brillament, tandis que les dialogues -d’où n’émaille aucun mot d’auteur tapageur- coulent avec naturel qui caractérise chacun des personnages.
Nous recommandons la lecture en deux temps : une première où vous suivez l’intrigue sans vous intéresser aux commentaires de Hugues Dayez qui courent sous les pages, car ils sont souvent pertinents mais pas forcément en phase avec la séquence que vous êtes en train de lire.
Une relecture enfin, avec cette fois en regard ces commentaires où Macherot s’exprime très souvent au travers d’extraits d’interviews données à des fanzines comme Falatoff, Les Cahiers de la bande dessinée, Haga... On aurait préféré qu’ils soient plus précisément référencés, autrement qu’au travers d’un remerciement en fin de volume, mais l’exercice offre néanmoins un éclairage incontournable qui révèle un créateur puissant, hélas resté dans l’ombre de géants.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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