En Mars 1986, les amateurs de BD trouvent un drôle de titre dans leur kiosque : le mensuel "Pilote et Charlie", issu de la fusion de deux titres mythiques Pilote et de Charlie Mensuel. Peu de temps auparavant, le dernier rédacteur en chef du journal qui réfléchissait à s’amuser, un certain... Guy Delcourt, avait quitté le navire avant cette fusion pour aller fonder sa propre maison d’édition. Une page de la bande dessinée française venait d’être tournée ; une nouvelle était en train de s’écrire...
Mais avant cela, combien d’autres péripéties ! C’est précisément le sujet de l’album d’entretiens dessinés de La Révolution Pilote, du journaliste Éric Aeschimann et du dessinateur Nicoby. Dans les cent -quarante pages de leur album, les auteurs racontent comment Pilote est devenu un magazine de BD « pour adultes ». Ils ont rencontré pour nous quelques acteurs marquants de la période : Marcel Gotlib, Fred, Nikita Mandryka, Jean Giraud, Philippe Druillet, Claire Bretécher.
Un personnage est central dans tous ces entretiens, présent comme un fantôme : René Goscinny, le fondateur de Pilote (avec François Clauteaux, Jean Hébrard, Albert Uderzo, Jean-Michel Charlier, il ne faut pas l’oublier). Et un moment privilégié : le clash avec les auteurs de Pilote en mai 1968..
« Goscinny en accusation »
Le moment-pivot est effectivement la fameuse réunion des auteurs de mai 1968 dans un bistrot de la rue des Pyramides,au cours de laquelle Goscinny avait été mis en accusation par ses pairs. En gros, on lui reprochait d’être un patron, chose commune à l’époque.
Il en résulta des réunions hebdomadaires de la rédaction à l’origine des fameuses "pages d’actualité" qui provoquèrent une "prise de conscience" ouvrant la voie à la génération de l’après-1968, c’est à dire de l’après-Pilote. C’est en effet dans ces années-là que Gotlib, Bretécher et Mandryka créèrent L’Écho des Savanes en 1972, premier domino d’un nouveau bouleversement éditorial.
Certains des témoins interrogés étaient présents lors de cette réunion-symbole, d’autres non. Les points de vue divergent, apportant des nuances à une anecdote souvent mise en épingle par les historiens. Ils témoignent avec nostalgie et une pédagogie bienveillante.
La présence de Fred à elle seule explique les liens particuliers entre l’équipe de Pilote et celle d’Hara Kiri / Charlie Hebdo. Membre-fondateur , aux côtés de Cavanna, de Hara Kiri en 1960, il avait été accueilli dans l’hebdomadaire de René Goscinny lorsque le titre avait été interdit pour la seconde fois, en 1966. Il n’était pas le seul : Cabu, Gébé et Reiser viennent aussi trouver refuge dans ce journal dont la rédaction est très ouverte d’esprit (rappelons quand même que les très cocardiers Chevaliers du Ciel paraissent dans les mêmes pagesl...). C’est même perçu comme une "politisation" de Pilote.
Mais avec le lancement de Charlie Hebdo (1970), peu après celui de Charlie Mensuel (1969), Cavanna rappelle ses ouailles. Non sans une échauffourée : un dossier sur Georges Pompidou paraissant dans Pilote en avril 1971 en donne l’occasion. Le 8 septembre 1971, Le Monde consacre une quasi pleine page à Pilote avec ce titre : "M. Pompidou épaule Astérix". Elle est signée par Noël-Jean Bergeroux qui assassine « le journal que l’on croyait destiné aux enfants », pour avoir publié "vingt-neuf portraits présidentiels" (des parodies et des caricatures, en fait), et qui l’accuse de "récupération, commerciale avant tout" de la politique. Seuls Reiser, Gébé et Cabu sont épargnés par cette philippique...
Directeur du journal, René Goscinny réplique le 30 septembre 1971. Il a rassemblé son équipe et dans un éditorial parodiant la typo du Monde, il écrit : « Astérix épaule ses confrères ce qui n’est pas rien, vu le fric et les relations qu’il a. ». Dans la semaine qui suit, Cavanna, qui cherche à récupérer ses dessinateurs et qui y parviendra, tire à boulets rouges contre le journal d’Astérix. La rupture est consommée entre Pilote et Charlie Hebdo. Dargaud se vengera quelque peu en rachetant le titre Charlie Mensuel en avril 1982 dont la parution s’était interrompue en septembre 1981. Mais les lecteurs ne s’y retrouvent pas et Charlie Mensuel fusionne avec Pilote, lui aussi en perdition, en 1986. Fin de la séquence.
Ces éléments figurent en filigrane de l’histoire racontée par Éric Aeschimann et Nicoby qui, au-delà de quelques petites erreurs factuelles (Mad a été fondé en 1952 et non en 1958) donnent un joli portrait de cette époque.
Un Pilote sans pilote
Après un premier volume consacré aux années soixante, puis un T2 qui couvre la première moitié des années 1970, Dargaud continue de revisiter son magazine fondateur né en 1959.
Cette tranche 1975-1979 est beaucoup plus importante qu’on ne s’y attendait. Tout d’abord, parce Pilote, devenu mensuel en 1974, affronte de plein fouet la création de Métal Hurlant, Fluide Glacial et (A suivre). Il lui faut, comme eux, innover. Mais cette période est aussi malheureusement marquée par le décès de René Goscinny en 1977. La disparition du co-rédacteur-en-chef de 1963 à 1974, puis directeur de publication va ébranler son équipe, comme tout le milieu de la bande dessinée.
Pour les lecteurs qui ne collectionnent pas tous les numéros de Pilote, cette nouvelle compilation est à la fois l’occasion de se remémorer l’atmosphère de ces années baignées de Giscardisme et marquée par la première crise pétrolière. Mais c’est également l’occasion de retrouver une flopée de courts récits, souvent inédits en albums. Ceux-ci font souvent écho aux événements de l’époque, notamment le fabuleux 1977 : gare au Plitch ! de l’omniprésent Bilal, ou à la bande dessinée elle-même, comme cette parodie de Corto Maltese par F’murrr.
On note ainsi l’émergence et/ou l’évolution de grands auteurs. En effet, Pilote continue sa mue sous l’impulsion d’une génération d’auteurs d’exception. Aux côtés de Mézières, Giraud, Gotlib (très peu représentés), Fred, Druillet, Bretécher, Goscinny, Morris, Bilal, Tardi, Christin, F’murrr, Mandryka, Solé, d’Alexis, Greg etc., de nouveaux auteurs font leurs premiers pas : Pétillon, Lauzier, Blanc-Dumont, Boucq, Goossens, Gibrat, Coutelis, Floc’h, Baudouin, J.-C. Denis, Got, Cava, Régis Franc et bien d’autres !
Cette sélection de BD s’accompagne de chroniques et de publicités qui parachèvent cette évocation. Petit regret : on aurait apprécié pourvoir lire in extenso l’édito de Guy Vidal pour le décès de Goscinny, qui est pourtant évoqué en détail dans l’introduction. C’est peut-être le désavantage d’une compilation orientée vers le grand public. Mais cette frustration n’engendre que plus de joie à suivre avec gourmandise les coulisses de cette aventure dans La Révolution Pilote, qui nous sert de guide...
(par Charles-Louis Detournay)
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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