Tous les albums racontent une histoire, mais ce premier tome de Chimère(s) en est déjà une, bien avant d’en lire la première page. La genèse de cette série est effectivement hors norme, un peu comme son co-scénariste, de son nom Christophe Pelinq, mais mieux connu des lecteurs sous le pseudonyme d’Arleston, un prolifique auteur que écrit essentiellement chez Soleil, et dont il dirige le magazine Lanfeust Mag. Alors pourquoi le retrouver chez Glénat ?
"Il y a eu deux raisons concomitantes, nous explique-t-il, tout d’abord, Jacques Glénat qui m’avait approché avec Lord of Burger, en me disant que puisque j’aimais les restos et les grands vins, il fallait que j’aborde cette thématique. Cette proposition est arrivée alors que Mourad ne s’occupait plus que du rugby, et était complètement absent de Soleil. Je me suis dit que c’était l’occasion de balancer un petit coup de pied au cul de Mourad, et ça a très bien marché, car la semaine qui suivait mon annonce, le capitaine était de retour sur le pont et reprenait Soleil en main !"
Un projet télévisuel qui devient une bande dessinée
La seconde raison de la présence de cette série chez Glénat est lié à son origine :
"Chimère(s) était à la base un projet pour une série télévisée de Canal +, sur la thématique des maisons closes, continue Arleston. Dans notre idée, nous faisions du HBO, à la Rome ou Deadwood ! Mais notre proposition a été refusée car l’héroïne ne devait avoir que 13 ans, une idée farfelue de Melanÿn qui est une grande malade ! L’argument de la boîte de production était qu’on ne pouvait pas montrer une fille de 13 ans dans un bordel."
"Comme nous avons quand même réalisé un synopsis détaillé d’une saison complète, à savoir douze épisodes de cinquante-deux minutes, je les ai transformés en six albums que j’ai envoyés à Mourad, qui n’était à l’époque par fort présent, ainsi qu’à la personne qui porte le titre de directrice éditoriale chez Soleil. Sans réponse, j’ai relancé, mais après trois mois d’attente, j’ai perdu patience, et comme j’étais en contact avec Glénat pour « Lord of Burger », je l’envoie sur son mail personnel en soirée. Le lendemain matin, il me contacte en me disant tout le bien qu’il pense du projet, mais qu’il aimerait que je revoie une incohérence présente dans le huitième épisode. Cela prouvait toute son implication !"
Un dessinateur taillé pour ce projet
Les scénaristes, Arleston et sa “collègue” Melanÿn, s’étant mis d’accord avec Jacques Glénat, restait au trio à trouver un dessinateur qui pourrait traduire la noirceur et l’ambiance caractéristique des bordels de cette fin de XIXe. Et qui d’autre aurait pu convenir à cette mission, si ce n’est le talentueux Vincent, dont nous vous avions déjà loué les mérites lors de la sortie de sa première série Albatros ?
Celle-ci se déroulait justement dans un cabaret à une époque pas si éloignée. Malgré tout le potentiel d’Albatros, la série ne marchait guère, peut-être lestée par un scénario qui peinait à décoller après le premier tome. Quoiqu’il en soit, les qualités esthétiques demeuraient,pas très éloignées de la thématique de Chimère(s).
"J’étais à la moitié du tome 1 de « L’École Capucine », explique Vincent, lorsque Glénat m’a appelé en me disant qu’un scénariste avait envie de travailler avec moi. Ils m’ont envoyé un petit bout de synopsis qui m’a vraiment transporté. On s’est donc rencontrés quelques temps plus tard, pour voir si, humainement, l’accroche était entre nous aussi bonne que ce que nous avions respectivement lu et vu les uns des autres. Et pour ma part, cela a été à la hauteur du très bel univers qu’ils me proposaient.
"Par rapport à Albatros, qui se déroulait dans un lieu imaginaire, Chimère(s) profite réellement de l’implantation de Paris, continue le dessinateur. Car on retrouve entre autres Gustave Eiffel, ainsi que toute l’effervescence qui précédait l’Exposition universelle. Le Canal de Panama est également en bonne voie, malgré le retard pris par les travaux. On s’immerge donc vraiment dans l’univers de ces financiers qui dirigent ou discutent de ces grands événements historiques. Et toutes ces rencontres se font dans ce bordel, un lieu où ces personnes se croisent et signent parfois des contrats, avec en coulisse l’espionnage que l’on devine."
Schizophrénie ? Quand Arleston cède la place à Pelinq
Dodo, l’héroïne de George Lévis exceptée, Chimère(s) propose une héroïne bien innovante, dotée d’une apparente sensibilité doublée de la rudesse d’une femme mûre.
"La grande idée de Mélanÿn est de placer donc cette gamine de treize ans dans un bordel de 1887, détaille Arleston, mais sans en faire une victime ou une nouvelle Cosette. Elle se révèle effectivement en héroïne forte et très manipulatrice. Puis, l’intrigue nous emmène de la recherches de ses racines à un sombre récit de vengeance. Ce titre de Chimère(s) est tout simplement le prénom de notre héroïne, mais dans le même temps, il lui est impossible d’affronter ces difficultés sans que cela ne laisse des traces et elle souffre de schizophrénie. Cela nous permet d’amener le personnage de Charcot qui travailla au XIXe siècle sur les maladies mentales féminines. Puis, d’autres guest-stars font des apparitions, tels Van Gogh, car à l’époque, beaucoup de monde est de passage dans un bordel, et cela nous permet de réaliser quelques clins d’œil."
"Par contre, ne cherchez pas d’humour, il n’y en pas, concède honnêtement Arleston, et c’est parce que justement cette série est assez éloignée de mon style d’écriture habituel que j’ai décidé de la signer de mon vrai nom, Pelinq, afin de ne pas tromper le public. Le lecteur attend d’Arleston des aventures légères et souvent drôles, mais comme Chimère(s) présente un univers dur et sombre, je ne voudrais pas qu’il pense en voyant mon pseudonyme sur la couverture qu’il allait lire « Bordel de Troy ». Chez Glénat, ils ne m’ont pas caché qu’en signant Pellinq, la mise en place serait plus faible, mais tant pis, il faut que la collection trouve son propre succès."
Ce premier tome ne fait d’ailleurs qu’introduire les thématiques qui porteront réellement les six albums. Ainsi, n’y retrouve-t-on pas encore les thèmes de la schizophrénie ou du complot. Si les arcanes des intrigues et des discussions financières réglées entre femmes de petite vertu est bien présente, il faudra sûrement attendre le deuxième tome pour que le suspens se mette réellement en place.
Néanmoins, ce premier tome comporte bien des éléments intéressants, en particulier le caractère de son héroïne si fragile, mais qui se révèle rapidement d’une implacable lucidité. Puis, pour ceux qui n’ont pas lu Dodo ou Casino, cette immersion dans les bordels est aussi singulière qu’étrangement attirante. Les personnages sont remarquablement campés par Vincent, les effluves des cigares et des fines viennent chatouiller les narines du lecteur.
"La galerie de personnages est impressionnante, explique le dessinateur, car il faut faire vivre tous les habitants de ce bordel : chaque fille a son caractère : celle qui tombe toujours amoureuse, celle qui ourdit de petits complots, celles qui vendent les infos glanées sur l’oreiller, la fameuse tenancière, le molosse qui joue le rôle du videur, etc."
"Je suis également ravi de me plonger dans cette période historique. Pas loin de chez moi, se situe un musée sur les premières voitures, vers 1880 et les années qui suivent : c’étaient des véhicules incroyables avec des caractéristiques hallucinantes ! Comme cela tombait pile dans nos dates, j’ai envoyé des clichés à Christophe et Melanÿn, et ils ont étoffé le scénario sur cette base. C’est également cette ouverture qui m’a donné envie de travailler avec eux."
Quant aux couleurs, ceux qui avaient succombé à celles d’Albatros, seront peut-être surpris de ne pas retrouver l’éblouissante palette graphique du dessinateur. Sans doute, Vincent a-t-il préféré se consacrer exclusivement à la réalisation des six albums ? Il a ainsi cédé la place à Piero, ce dernier s’en tire avec les honneurs, avec une gamme qui joue de la noirceur, mais aussi d’une chromatique colorée, moins présente dans dans L’ École Capucine. Les couvertures laisseront tout de même à l’amateur l’occasion de profiter des mises en couleur de Vincent lui-même.
Départ mesuré, donc, pour Chimère(s) une très belle série permettant à la fois de rencontrer d’une héroïne au caractère aussi trempé que versatile. Elle place son intrigue au cœur de la société et des grands événements de la fin du du XIXe, par le petit bout de la lorgnette.
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Chimère(s), T1 : La Perle pourpre - Par
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