C’est incontestablement son œuvre majeure Jimmy Corrigan qui le distingue entre 1995 et 2005. Au travers d’un écheveau de jeux graphiques très formels, il décrit la relation tortueuse et très émouvante entre un père et son fils. C’est ce jeu entre une esthétique très exigeante et très sophistiquée alliée à un récit où les personnages expriment des sentiments d’une profonde subtilité qui fait de Franklin Christenson Ware, 53 ans, un auteur à part et précieux. Il était depuis longtemps dans les « papabile » de la Cité angoumoisine.
Jacques Samson, auteur d’une monographie accompagnée d’une interview de Chris Ware par Benoît Peeters aux Impressions Nouvelles, le décrivait ainsi dans nos pages : « C’est quelqu’un qui a, à la fois, une capacité à raconter –c’est d’abord un conteur- mais il ne va jamais rien sacrifier sur le plan pictural, que ce soit le dessin, la mise en page, la maquette. C’est quelqu’un qui adore les livres, qui adore l’imprimé et qui intervient à tous les niveaux dans la conception de l’ouvrage. Tout est fait encore à la main, c’est un véritable artiste et en même temps un conteur. Il révolutionne à ce titre la bande dessinée dans la mesure où il raconte des choses qui sont radicalement différentes des comics que l’on rencontre aux États-Unis et, par rapport à la bande dessinée en général, par rapport à la bande dessinée dite de genre : l’aventure, le fantastique, le biographique, etc. Lui, il est en dehors de tout cela. Il est sincèrement préoccupé par le temps, par la manière dont on le fabrique, dont il nous fabrique. Quand on entre dans l’univers de Ware, on entre dans une terre inconnue, dans un univers totalement nouveau. »
« Chris Ware, c’est l’inaventure », résumait-il. En quelque sorte une application à la bande dessinée des principes du Nouveau Roman. On comprend qu’il ait impressionné une génération d’auteurs qui composent la grande majorité des votants pour le Grand Prix.
Il faut dire que Ware accompagne l’aventure des avant-gardes étasuniennes. Dès les années 1980, il est présent dans la revue Raw de Françoise Mouly et Art Spiegelman, aux côtés de Joost Swarte, son prédécesseur dans la Ligne claire déconstructive. Il lui emprunte notamment son goût pour l’architecture et ses perspectives cavalières. Mais ce n’est pas la seule influence sur l’artiste : issu d’une famille de journalistes et d’éditeurs de presse, il n’ignore pas les facéties graphiques de Winsor McCay (Little Nemo) ou de Frank King (Gasoline Alley), ni l’économie de moyen et la modernité des Peanuts de Charles Schultz. Mais c’est dans le cinéma de Joseph Cornell et dans les expériences minimalistes de Richard Mc Guire (prix du meilleur album à Angoulême lui aussi) qu’il trouve l’inspiration pour ses récits non-linéaires.
On ne peut donc que saluer cette élection qui n’est pas une surprise tant son influence pesait bien plus lourd que celle des jeunes femmes qui s’opposaient à lui. Il reste que l’on peut s’interroger sur cette séquence un peu particulière du Grand Prix 2021. Outre qu’il a été pris en otage par les AAA, il semble bien que la « short list » marque des signes d’essoufflement et que les artistes qui sortent du chapeau sont de moins en moins représentatifs d’une bande dessinée vouée à un large public. En ce sens, le prix dédié à Chris Ware est bien angoumoisin.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Les œuvres de Chris Ware en français.
Jimmy Corrigan : the smartest kid on earth... (trad. de l’anglais par Anne Capuron), Paris, Delcourt, 2002.
Quimby the Mouse, Paris, L’Association, 2005.
ACME (trad. Anne Capuron), Delcourt, 2007.
Building Stories (trad. de l’anglais par Anne Capuron), Paris, Delcourt, 2014.
Rusty Brown (trad. de l’anglais par Anne Capuron), Paris, Delcourt, 2020.
En médaillon : Chris Ware par Didier Pasamonik.
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