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Chroniques de jeunesse – Par Guy Delisle – Delcourt / Pow Pow

Par Marianne St-Jacques le 6 avril 2021                      Lien  
À défaut de nous emmener dans une contrée lointaine, Guy Delisle nous plonge dans ses souvenirs de jeunesse, ceux de ses trois étés passés comme ouvrier dans une usine de pâtes et papiers de Québec.

Après nous avoir transportés en zone de conflits (Chroniques de Jérusalem), nous avoir fait découvrir son quotidien dans la très secrète Corée du Nord (Pyongyang), ou encore nous avoir fait revivre le stress d’une prise d’otage dans le Caucase (S’enfuir : Récit d’un otage), force est de constater que la vie ouvrière de Guy Delisle à Québec est plutôt tranquille. Mais cela ne signifie pas pour autant que cet univers est exempt de tensions dramatiques, ni de moments tragiques ou insolites.

En 1983, Guy Delisle intègre la Daishowa, une usine de pâtes et papiers qui tient ses quartiers à l’embouchure de la rivière Saint-Charles, dans la vieillie ville de Québec. Il a 16 ans, il s’agit de son premier boulot, et il a de la chance : son père y est dessinateur industriel. Mais travailler à l’usine n’est pas un jeu : la Daishowa roule 24 heures sur 24, 363 jours par an, entre autres pour alimenter le New York Times en papier journal. La chaleur y est suffocante (« on se croirait dans un sauna »), et le bruit assourdissant. Au cours de ses longs quarts de nuit, Guy occupe le poste de « papetier 6e main ». Sa principale tâche consiste alors à enfourner les kilomètres de papier qui tombent des rouleaux dans une trappe souterraine. Un travail épuisant et dangereux, mais qui comporte aussi des moments de délassement et d’ennui.

Chroniques de jeunesse – Par Guy Delisle – Delcourt / Pow Pow

Chroniques de jeunesse, par Guy Delisle
© Pow Pow

Comme dans ses précédents ouvrages, Guy Delisle joue ici un rôle d’observateur et, sous son trait, l’usine se transforme en petit théâtre. On y suit les aspirations de différents ouvriers – Jake, l’Anglo-Québécois qui rêve de devenir psychologue, ou encore Marc, le culturiste enthousiaste qui voudrait s’enrôler dans la police car « ils engagent des gens sans diplômes ». Surtout, on saisit bien le fossé entre les ouvriers et les ingénieurs (« Ingénieurs et ouvriers. Deux mondes. Ceux qui ont fait des études, qui conduisent des projets, qui travaillent dans des bureaux au calme, là-haut. Et ceux qui travaillent de nuit, syndiqués certes, mais qui s’usent la santé dans le bruit et la chaleur, le samedi et le dimanche compris [1]. »), mais aussi la tension créée entre les ouvriers permanents, et les étudiants comme Guy : « T’as pas honte de gagner autant ? T’es même pas permanent ! [...] Tu travailles juste deux mois par été et tu gagnes autant que nous autres [2] ! »).

Quoi qu’il en soit, l’ascension sociale – même au sein de l’usine – demeure au cœur des préoccupations des salariés. Alors que certains voudraient obtenir une promotion dans les rangs ouvriers (« Calvaire... Quand est-ce qu’il va crisser son camp, le vieux. Qu’il rentre chez lui.. comme ça j’aurais des chances de devenir 4e main [3]. »), d’autres sont fiers des avancées permises par les luttes linguistiques au Québec : « T’as vu que tout est en français ? (…) Avant, c’était en anglais. À l’époque, c’étaient eux, les boss, et les Français les ouvriers. Les machines étaient faites pour eux. Mais depuis la Loi 101, le français est officiellement la langue du travail. Ouaip. On s’est battus pour ça.... Et maintenant on a des machines qu’on comprend. Et des boss francophones [4] . »

Le jeune Guy lui-même n’échappe pas à ces réflexions : étudiant en arts plastiques au CÉGEP de Sainte-Foy, puis en animation à Toronto, celui-ci rêve aussi de quitter la Daishowa, malgré son salaire alléchant : « J’imagine que le bénéfice de travailler à l’usine quand on a moins de 20 ans, c’est qu’on voit de façon concrète à quoi serviront nos études. Bon sang, j’espère tellement que je vais trouver du boulot dans un studio d’animation après mes trois années de collège [5]. »

Mais Chroniques de jeunesse n’est pas un pamphlet syndicaliste pour autant, et on y suit aussi le jeune Guy à l’extérieur des murs de l’usine. On y découvre un étudiant réservé qui peine à socialiser avec les autres, un adolescent taiseux qui passe son temps à dessiner et à écouter de la musique. On observe le parcours d’un artiste débutant, qui forme son goût à la bibliothèque locale. Enfin, on aborde avec pudeur sa relation quasi inexistante avec son père absent, complètement absorbé par sa vie « à la shop ».

Les lecteurs de Delisle seront heureux de le retrouver et de se mettre un nouvel opus sous la dent, même si cette offrande est peut-être moins trépidante (et moins étoffée) que ses ouvrages précédents. De même, on reconnaîtra ici le style de l’auteur, avec l’ajout d’une seule couleur – le jaune – qui sert à dénoter la chaleur de l’usine, mais aussi à faire ressortir le jeune Guy de la grisaille qui l’entoure.

À noter que l’album est paru en deux éditions, l’une chez Delcourt, pour l’Europe, et l’autre chez Pow Pow, pour le Canada.

(par Marianne St-Jacques)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782413039310

[1Guy Delisle, Chroniques de jeunesse, Pow Pow, p. 48-49.

[2Ibid., p. 89.

[3Ibid., p. 122.

[4Ibid., p. 107-108.

[5Ibid., p. 60.

Delcourt ✏️ Guy Delisle à partir de 10 ans
 
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