Pourquoi avez-vous rejoint Futuropolis ? Il se disait que vous aviez été approché par d’autres maisons d’édition, de taille plus conséquentes...
Après mon départ brutal de chez Dupuis [1], en mars 2006, plusieurs maisons d’édition m’ont contacté, c’est vrai. Futuropolis était un choix délibéré. D’une part, parce que je connais bien l’équipe en place, et notamment son directeur éditorial, Sébastien Gnaedig, avec lequel j’ai travaillé pendant quatre ans chez Dupuis. D’autre part, parce que la politique éditoriale de Futuropolis me convient parfaitement, tant sur le choix des livres que sur la manière dont ils sont publiés…
C’est un choix naturel ?
Tout à fait ! Je connais bien la plupart des auteurs qui y sont édités. Certains sont passés par Dupuis, en particulier dans les collections Aire Libre et Expresso. Nous avons, Sébastien et moi, une vision très proche du métier d’éditeur qui consiste, pour l’essentiel, à placer l’auteur et ses créations au cœur de notre projet éditorial... Cela a joué dans mon choix. L’équipe est constituée de huit personnes, dont quatre éditeurs et un directeur artistique, l’excellent Didier Gonord, avec lequel j’ai travaillé un temps chez Dupuis. Il en va de même pour Evelyne Colas, l’attachée de presse, grande professionnelle autant que femme délicieuse, que j’ai eu plaisir à côtoyer quinze ans durant, toujours chez Dupuis. Enfin, l’équipe est dirigée par un homme de bien, amateur de livres, Patrice Margotin, un des collaborateurs directs d’Antoine Gallimard.
Reste que ce sont aussi les moyens, structurels et financiers, dont dispose cette maison, qui m’ont poussé à choisir Futuro. J’y trouve la possibilité de prolonger, dans les meilleures conditions, une partie du travail que nous avions entrepris chez Dupuis, avec Dimitri Kennes et les équipes éditoriales et dirigeantes d’alors…
Les premiers livres du label Futuropolis sont parus il y a un peu plus d’un an. La critique est globalement unanime…
Elogieuse, même ! J’en parle d’autant plus volontiers que, pour l’instant, je ne suis pour rien dans les choix des livres qui sont édités. C’est le fruit du travail de Sébastien et de son équipe. Ces livres sont bons et ils sont beaux ! La qualité de la forme (que l’on doit à Didier Gonord) répondant à l’excellence du fond, c’est non seulement la marque du respect que l’éditeur porte à l’œuvre de l’auteur, mais aussi sa conviction que l’exigence qualitative est payante. Beaucoup de livres Futuro sont en effet remarqués par la Critique, mais aussi par de nombreux lecteurs. Comme en témoignent certains succès commerciaux : Période glaciaire, de Nicolas de Crécy, de même que Un Homme est mort, de Kris et Étienne Davodeau, approchent les 40 000 exemplaires de vente nette, tandis que Les Petits Ruisseaux, de Pascal Rabaté, vogue vers les 30 000 ! Quoique ne s’inscrivant pas dans le schéma des séries classiques, ces livres singuliers captent l’intérêt, souvent passionné, d’un lectorat important. C’est plutôt réjouissant pour la création, en particulier, et pour la bande dessinée en général.
Peut-on atteindre une rentabilité en ne publiant que des one-shots ou des cycles courts ?
Sans aucun doute. Même si, pour l’instant, Futuropolis ne gagne pas d’argent, normal après seulement un an et demi d’existence. Bien évidemment, la rentabilité de Futuro est nécessaire. Sans marge de manœuvre, c’est-à-dire sans marge tout court, il ne peut y avoir de futur pour Futuro, comme d’ailleurs pour aucune maison d’édition. Mais pour Futuropolis, l’objectif de la rentabilité ne se confond pas avec celui de payer grassement les actionnaires, comme c’est le plus souvent le cas des grands groupes qui ont à leur tête des financiers...
Allons … Pourquoi investiraient-ils, alors ?
Parce que les actionnaires, Antoine Gallimard et Mourad Boudjellal, sont avant tout des éditeurs qui, chacun à leur manière, connaissent leur métier et les spécificités qui en découlent. Ils sont maîtres chez eux et n’ont pas à composer avec d’autres actionnaires, notamment financiers, à qui rendre des comptes. Ils ont donc la capacité de prendre, seuls, des décisions. Ils savent d’expérience que l’on construit une maison d’édition sur le long terme. Je dis cela sans pour autant verser dans l’angélisme. Bien sûr que les deux actionnaires veulent gagner de l’argent avec Futuropolis...
Ne coupez-vous pas l’herbe sous les pieds des « indépendants », que cela soit Cornélius, l’Association, etc.
Cela me semble un mauvais procès. Cette critique, que j’entends parfois, ne correspond vraiment pas à la réalité. Les livres publiés, par eux et par nous, parlent d’eux-mêmes…
Mais ils se sentent menacés…
Je ne sais pas … Peut-être.
Un éditeur « indépendant » nous a confié que leur seule échappatoire, pour exister, était de rentrer désormais dans une politique de guerilla...
Et moi, je n’ai pas envie d’entrer dans ce jeu-là. Chaque maison se donne les moyens de développer sa politique éditoriale, comme elle l’entend et comme elle le peut. Une petite réflexion cependant : ce n’est tout de même pas de la responsabilité de Futuropolis — ni de Dargaud, ni de Dupuis, ni de quiconque, si les principaux créateurs de l’Association, ceux qui en étaient à l’origine et qui ont largement contribué à son succès, sont partis. Les raisons de leur départ leur appartiennent, il s’agit d’un débat interne à l’Association, et je ne vois pas à quel titre nous y prendrions part. Pour autant, si les "Indés", l’Association et Cornélius en tête, se sentent menacés, pourquoi le seraient-ils par Futuropolis ? Est-ce à dire que, à leurs yeux, Futuropolis est en train de réaliser ce qu’ils ne savent pas faire, ou qu’ils n’ont pas les moyens de faire ?
N’avez-vous pas envie d’éditer des traductions de grands romans graphiques anglo-saxons, à l’instar de « çà et là » par exemple ?
Nous en avons l’envie et l’intention, grâce au précieux Alain David, dont c’est l’une des missions chez Futuro...
Etre éditeur chez Futuropolis, c’est finalement un retour aux sources. Vous vous consacrez pleinement à l’accompagnement des auteurs…
Un retour aux sources, non, puisque mes sources, comme vous dites, étaient la rédaction en chef de Pif-Gadget, puis de Métal Hurlant… Mais vous avez raison, aujourd’hui, comme jamais, je consacre tout mon temps à l’accompagnement des auteurs qui me font le plaisir de bien vouloir être accompagnés par moi. Ma vie professionnelle est aujourd’hui moins stressante, plus sereine.
Chez Dupuis, il en allait autrement. La direction éditoriale d’une grande maison vous mange beaucoup de votre temps et de votre énergie. On se laisse envahir par des tâches qui, pour être importantes dans la conduite d’une maison d’édition, dépassent trop souvent le travail strictement éditorial. Je n’ai jamais cherché à occuper cette fonction. J’ai simplement succédé à Philippe Vandooren après son décès. J’ai toujours considéré que j’étais plus un éditeur qu’un directeur. C’est pour cette raison que j’ai toujours tenu à accompagner certains auteurs, et plus particulièrement ceux de la collection Aire Libre, que j’ai dirigée ou codirigée depuis pratiquement ses débuts. Il est vrai que cette collection correspondait sans doute davantage à mes propres envies. En même temps, je prenais mon travail de directeur éditorial très à cœur. J’ai contribué, avec l’équipe éditoriale naturellement, à donner à Dupuis l’image d’un éditeur qui s’ouvre pleinement sur les différentes créations, l’image d’un éditeur de bande dessinée généraliste…
Nous avons entendu certains auteurs dire que vous n’aviez pas le même discours avant la crise des éditions Dupuis : « Gendrot, on ne le voyait et on ne l’entendait jamais du temps de Dupuis » disent-ils. Etiez-vous plus distant auparavant ? Où êtes-vous plus vrai aujourd’hui ?
Je ne crois pas avoir été distant. Cela ne correspond pas vraiment à ma personnalité. C’est ce que je vous ai dit : mes fonctions, chez Dupuis, dépassaient le strict point de vue éditorial. Je participais pleinement aux décisions prises par le comité de direction, sous l’autorité de Dimitri Kennes ou celle de son prédécesseur, Jean Deneumostier. De plus, et c’est heureux, un directeur éditorial n’assume pas tout seul le travail d’une maison d’édition. Il anime le travail d’une équipe, notamment celui des directeurs de collection. Et ce sont ces directeurs de collection qui, dans l’accompagnement des auteurs, sont le plus présents. Je voyais certains auteurs moins que d’autres, mais ils avaient tous un ou des interlocuteurs, compétents, au sein de Dupuis, et cela me paraissait l’essentiel.
Vous ne regrettez pas de ne plus avoir la même influence dans une maison d’édition que celle que vous avez eue chez Dupuis.
Franchement non. Je n’ai jamais pensé à « faire carrière », je ne vais pas commencer maintenant. Je dois beaucoup à Philippe Vandooren, mon prédécesseur chez Dupuis. Même si j’avais déjà quarante ans lorsque je suis entré dans cette maison d’édition, il m’a beaucoup aidé à réfléchir et à agir en tant qu’éditeur. C’est Philippe lui-même qui m’avait désigné, en accord avec Jean Deneumostier, comme son successeur. Le passage de témoin s’est fait naturellement. Aujourd’hui, je ne ressens aucune nostalgie de ce temps-là. Je me sens à ma place chez Futuropolis, et mon influence sera celle des livres que j’y éditerai. Sébastien Gnaedig en est le directeur éditorial, il est jeune et il a beaucoup de talent. Bref, c’est la personne qu’il fallait pour cette maison. Et je suis là pour l’aider à réussir dans sa mission…
Pour vous, qu’est-ce qu’un bon éditeur ? Quelqu’un qui privilégie une relation humaine, d’amitié, tout en restant professionnel.
C’est une bonne définition. Quoique j’inverserai les termes : un professionnel qui privilégie la relation humaine. J’y ajouterai sa capacité à établir des liens de confiance. Sans confiance envers leur éditeur, je ne suis pas certain que les auteurs donneraient le meilleur d’eux-mêmes. Sans confiance mutuelle, il en résulte souvent des livres moyens, édités moyennement, soutenus moyennement et vendus moyennement.
Un bon éditeur accompagne un auteur, auquel il croit, pas seulement le temps d’un livre, mais si possible sur le long terme. Un bon éditeur doit avoir le courage de dire non à un projet, même d’un auteur qu’il respecte et apprécie, si ce projet ne lui paraît pas bon. Et quand il dit oui, alors un bon éditeur est réceptif, disponible et doit avoir une grande capacité d’écoute. Bref, il rassemble les conditions pour que l’auteur crée sous les meilleurs auspices…
Est-ce que cela veut dire qu’il faut accompagner un auteur comme on « élève un enfant » ? Veiller à son épanouissement et le faire « grandir et mûrir », non pas dans sa croissance mais dans sa réflexion sur son art ?
Non, je ne dirai pas cela. Les auteurs ne sont pas des enfants que l’on récompense avec des « fraises Tagada » s’ils ont bien travaillé, pour reprendre l’expression, un brin méprisante, de Claude de Saint-Vincent, le patron de Dargaud-Lombard-Dupuis ! Contrairement à ce que certains éditeurs disent en se vantant de façon puérile, un éditeur ne « fait » jamais un auteur. Il peut et doit, et c’est déjà beaucoup et c’est loin d’être la règle dans ce métier, donner les moyens à un auteur de se construire lui-même. On revient à ce que je vous disais tout à l’heure sur la relation de confiance…
Seriez-vous favorable à ce que d’un point de vue contractuel, les auteurs soient libres de quitter une maison d’édition, et de suivre un éditeur démissionnaire ou licencié ?
Vous voulez parler, dans les contrats, d’une clause intuitu personae, donc liée à la personne de l’éditeur ? J’aurais mauvaise grâce à ne pas y être favorable...
Pour récupérer un bon coup éditorial ?
C’est moins les « bons coups » éditoriaux qui comptent, à mes yeux, que l’accompagnement d’un auteur sur le long terme. Cette approche « intuitu personae », je le répète, ne me choque pas, puisqu’à l’origine se crée une relation entre un éditeur, personne physique, et un auteur. Reste qu’on ne peut pas faire abstraction du fait que l’éditeur travaille dans une maison qui a ses propres règles contractuelles.
Quels seront les grands albums de Futuropolis pour 2007/2008 ?
Pour 2007, citons, entre autres, Par les chemins noirs de David B, qui vient juste de sortir ; Le Ciel au-dessus-de Bruxelles, tome 2, de Bernar Yslaire ; le tome 2 du Sourire du clown, de Laurent Hirn et Luc Brunschwig, un nouveau livre de Blutch, et probablement le premier titre d’Emmanuel Lepage chez Futuropolis, Oh ! les filles !, scénarisé par Sophie Michel. Pour 2008, entre autres également, on découvrira les nouveaux livres de Jean-Pierre Gibrat, d’Étienne Davodeau, d’Emmanuel Moynot, de Kris, en attendant ceux de Frank Le Gall et de Lax pour 2009 : une sacrée belle équipe, on en conviendra. En 2008, citons encore Exauce-nous de Frédéric Bihel et Makyo et, pour fin 2008 ou début 2009, Page Noire d’un trio inédit, Ralph Meyer, Denis Lapière et Frank Giroud. On retrouvera également, toujours en 2008, Jean-C. Denis, Dupuy et Berberian, Muňoz et Sampayo, David B., Ludovic Debeurme, Emmanuel Guibert, Jean-Philippe Stassen, Pascal Rabaté et David Prudhomme… Enfin, Pascal Montel, dont ce sera le premier livre de bande dessinée jamais publié, nous donnera Le Syndrome de Méreuil, ou l’histoire d’un homme qui va se laisser embarquer, par la grâce vénéneuse de la fille d’un châtelain pas très clair, dans une histoire invraisemblable, et pour tout dire amorale…
Le mot de la fin ?
La crise du printemps dernier, chez Dupuis, m’a profondément ébranlé et touché. J’ai traversé une période difficile. Mais après un an, j’ai enfin retrouvé une certaine sérénité. Et, plus que jamais, l’envie de poursuivre mon métier d’éditeur.
(par Nicolas Anspach)
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[1] Claude Gendrot fait référence à la crise des éditions Dupuis du printemps 2006. Nous avons relaté cet événement dans notre dossier « Dupuis & Média Participations ».
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