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Combattre le mal par le mal : deuxième séance avec "Le Fléau"

Par Charles-Louis Detournay le 19 avril 2020                      Lien  
Avec le pitoyable imbroglio lié au Covid-19 que l'on vit actuellement aux États-Unis, où le président Trump affronte les gouverneurs des États, l'adaptation en bande dessinée du "Fléau" de Stephen King est à déconseiller aux âmes sensibles, car certaines séquences peuvent paraître presque prophétiques. On se rassure en se disant qu’ils sont heureusement encore éloignés de notre réalité. Quoique...

Deuxième séance de psychologie inversée avec l’une des plus populaires fictions de pandémie : Le Fléau. Vendu à plus de cinq millions d’exemplaires rien qu’aux Etats-Unis, ce roman est l’un des chefs d’œuvre de Stephen King, l’écrivain internationalement plébiscité pour ses récits d’horreur, et heureusement pas que pour ceux-là (La Ligne verte, Misery, Dôme, The Shawshank Redemption [1], etc.).

Le parallèle entre cette fiction et les faits que nous vivons actuellement avec le Covid-19 est tel que Stephen King est maintenant régulièrement amené à répondre aux journalistes à ce sujet. Il y a trois semaines, il déclarait à CNN : « J’aimerais qu’on ne vive pas [actuellement] dans une de mes histoires. » [2]

L’histoire d’une histoire

Puisque nous en disposons, prenons le temps de voir comment ce pavé de près de mille deux cents pages s’est instauré comme une référence de la culture populaire.

Alors qu’il est encore étudiant en 1969, Stephen King publie une courte nouvelle de dix pages intitulée Une Sale Grippe [3] Elle raconte les dernières heures d’une bande de jeunes qui vont voir l’océan alors qu’une grippe terrasse définitivement le genre humain.

Combattre le mal par le mal : deuxième séance avec "Le Fléau"
Le Fléau - Tome 1
Une double-page ultra-efficace où Mike Perkins joue sur l’effet graphique de la propagation du virus, dont l’aspect nous semble aujourd’hui terriblement familier.

Quelques années plus tard, en 1975, King est un écrivain installé, fort du succès de son premier livre publié Carrie (qui lui apportera une première notoriété avec son adaptation cinématographique par Brian de Palma en 1976.)

L’écrivain décide d’aller plus loin dans sa première réflexion post-apocalyptique réunissant toute une série de thématiques qui lui sont chères, comme l’attachement des Américains au progrès, le voyage initiatique, etc. Il lui faut plusieurs années pour aller jusqu’au bout de son écriture, envisageant de rendre ses personnages trop suffisants, répètant les erreurs du passé, et de les « punir », une dernière impulsion qui mène le roman à son terme.

La première édition de poche en français chez J’ai Lu...

Pour le jeune écrivain qu’il est (il a tout juste 31 ans en 1978), ce tour de force produit ce qui reste comme son roman le plus dense : 1500 pages. Mais sa maison d’édition ne l’entend pas de cette oreille. Fort du contrat très contraignant et peu rémunérateur qu’elle a fait signer à King pour cinq romans, elle impose sa ligne de conduite et demande au romancier de réduire drastiquement la longueur de son récit. Le Fléau n’est que son quatrième roman, et en 1978, il n’a pas encore le poids que lui donnera la consécration de l’adaptation à l’écran de Shining par Stanley Kubrick.

La comptabilité de l’éditeur calcule le prix moyen que les lecteurs seraient prêts à payer pour l’un de ses livres, le nombre de pages et le prix de revient qui en résulte , et lui imposent d’amputer son récit de deux tiers ! King "opère" donc son manuscrit, pour en retirer sa substance, « tel un chirurgien. » [4], sans pour autant en gâcher la vision globale. Avec minutie, mais sans trembler, il taille progressivement dans les séquences, notamment dans celles développant les personnages, l’un des aspects pourtant où il est le plus fort. Par ailleurs, deux longues séquences du roman sont censurées, notamment celle où des soldats noirs s’en prennent à des officiers blancs.

Le Fléau - Tome 2

Les livres qui suivirent Le Fléau, dont Ça, comme l’adaptation au cinéma de plusieurs de ses romans (Shining, Dead Zone, Christine...) imposent internationalement Stephen King. Il n’attend pas la fin du contrat pour les cinq romans pour changer d’éditeur, les coups de ciseaux dans le manuscrit du Fléau lui restant en travers de la gorge, surtout qu’il s’agit du roman dont les lecteurs lui parlent le plus, notamment des personnages auxquels ils se sont profondément attachés et dont ils ne connaissent finalement pas la moitié des pérégrinations.

En 1990, après de longues discussions avec son ex-éditeur, Stephen King parvient enfin à publier Le Fléau dans sa forme intégrale. Il n’a pas réintégré la totalité de ce qui avait été laissé de côté, mais est parvenu à atteindre « cette richesse et cette dimension qu’[il] apprécie tellement comme lecteur. » [5] Pour le bonheur des uns (et le malheur de ceux qui n’aiment pas les gros livres), le roman passe de 458 à 1183 pages.

Chez le même éditeur de la version poche, paraît en 1991 la version "développée" en trois tomes.
Le premier tome de l’adaptation en Comics

C’est bien entendu cette version-là que Marvel a choisie d’adapter de 2008 à 2012, dans une adaptation réussie de Roberto Aguirre-Sacasa qui a tenté de maintenir l’esprit du roman sans intégrer, on s’en doute, toutes les scènes qui y figurent. Le tout est magnifiquement dessiné par Mike Perkins, qui s’exprime brillamment sur plus de 700 planches. Pour la version française, Delcourt a publié cette série en douze tomes de janvier 2010 à octobre 2013.

Le virus est là

L’histoire du Fléau débute de nos jours, dans une base militaire secrète en plein désert californien, alors que l’impensable survient : un incident technique laisse un virus hyper-contagieux filtrer au travers des mesures de confinement, avec les conséquences que l’on imagine. Les morts se comptent rapidement par dizaines, mais un des gardes, témoin des premiers malades, ne peut s’empêcher de céder à la panique : il embarque sa femme et sa fille, et prend la route précipitamment. Malheureusement pour eux – et pour le reste de l’Amérique –, ils ont emmené avec eux le virus mortel et vont le disséminer à travers les états, prélude à l’extinction de 99,4 % de l’espèce humaine !

Le labo, d’où le Fléau est parti

Les symptômes de la pandémie, bénins à première vue, aboutissent rapidement pour devenir une infection généralisée, provoquant la mort du porteur par suffocation. Responsable, l’armée décide de mettre un couvercle sur l’horreur qui se déroule, bloquant des voies de circulation et d’information, charriant les cadavres. Spectateurs de ce fléau, seuls quelques individus semblent pour l’instant immunisés contre le mal.

Tentant de survivre parmi les pillards, les maladies anciennement bénignes mais contre lesquelles désormais ils ne sont plus protégés, ou simplement face à la cruauté des hommes, les survivants américains traversent le pays et se regroupent miraculeusement sous la forme deux communautés situées de part et d’autre des Rocheuses. Ceux dont les qualités humaines prévalent tentent de rejoindre une vieille femme noire âgée de 107 ans. Tandis que les hommes et femmes au tempérament plus égoïste et qui estiment que la fin justifie les moyens, ont rejoint un sombre voyageur aux allures de sorcier qui inspire plus de crainte que de respect.

Des héros très humains et attachants, même s’il faut un peu plus de temps pour apprendre à les connaître...

Dans deux villes (Boulder & Las Vegas), chaque communauté tente de remettre la société en ordre de marche. Même s’il faut bâtir un monde nouveau, un affrontement entre les deux cités semble inéluctable : chaque faction compte ses traîtres et ses espions... Mais comment communiquer et s’assurer de la victoire dans un monde en ruines ?

Trois premiers tomes d’une étonnante actualité

Dans la plupart de ses romans, et surtout les plus denses, Stephen King prend le temps d’installer ses personnages et leur environnement avant d’entrer dans le vif du sujet [6]. Œuvre de jeunesse, Le Fléau ne fait pas exception. Le lecteur doit donc faire preuve de patience dans le premier tome d’une série de BD qui en compte douze. Le scénariste Roberto Aguirre-Sacasa respecte la construction du roman dans l’exposition des principaux protagonistes.

L’horrible "vérité" du gouvernement

Les deuxièmes et troisièmes albums sont certainement ceux qui résonnent le plus durement aux lecteurs d’aujourd’hui. La super-grippe imaginée par Stephen King s’abat sur les États-Unis, sans distinction de couleur, de sexe ou d’âge. Impossible de ne pas faire le lien avec les événements actuels : la contamination par des gestes si anodins, des réactions disproportionnées générées par la peur, le repli sur soi, des situations de violence ou de panique pour des éléments dérisoires, etc.

Le dessinateur Mike Perkins ne lésine d’ailleurs pas sur les effets pour traduire l’horreur des situations. Son encrage s’attarde sur les boursouflures des visages et les symptômes de la maladie qui précèdent la conclusion funeste. La mise en page est très soignée, permettant de vivre littéralement la détresse des personnages, dans des situations aussi simples que tragiques. Et comme le faisait remarquer un lecteur dans le commentaire d’un précédent article, l’utilisation des narratifs empruntés directement au roman de Stephen King rythme impitoyablement les planches, sans case inutile.

Le Fléau - Tome 3
Une page à la construction élaborée, profitant des hors-textes de King, pour une émotion très... contagieuse.

Autre écho à notre actualité ; dans la série, le gouvernement américain, commanditaire du virus, tente de dissimuler la vérité au grand public. Difficile de ne pas faire le parallèle avec la Chine et son centre de virologie basé à l’épicentre de l’épidémie du Covid-19 à Wuhan dont la rumeur fait actuellement les gros titres de la presse.

Enfin, la ville de New-York, au cœur de la pandémie américaine, et qui prend une grande place dans ces trois premiers tomes : les rues se sont vides, des personnes toussent dans les parcs, tandis que, progressivement, chacun révèle son vrai visage, laissant quelquefois la place à une terrible bestialité.

Le paroxysme est atteint dans le troisième tome de la série, sous-titré à juste titre Le Cauchemar américain, ce qui souligne non seulement la situation représentée, mais surtout la face cachée (selon Stephen King) d’un pays où l’égoïsme prévaut, trop attaché aux éléments matériels.

Le Fléau - Tome 3
Dernière planche avant de quitter New-York et de s’enfoncer dans la noirceur du Tunnel Lincoln.

L’espoir au bout du tunnel

Pourtant, l’espoir est au bout du tunnel… Du Tunnel Lincoln pour être précis (souvenez-vous en), l’un des tunnels reliant Manhattan au New Jersey. Certains survivants que l’on suit depuis plus d’une centaine de pages l’empruntent à la fin du tome 3 pour ressortir à la lumière du tome 4.

Dès ce moment-là, le ton de la série amorce un réel tournant. Il est certes toujours question de la nature humaine, et de ce que nous pouvons faire de positif ou de négatif dès que les barrières sociales s’écroulent. Ici s’amorce un élan d’espoir. La Super-Grippe n’est plus qu’un souvenir car les survivants ne peuvent plus y succomber. On se retrouve donc à faire connaissance avec de nouveaux personnages, dans la chaleur et la lumière de l’été américain.

Loup comme agneau, chaque survivant doit choisir sa destinée
Une vieille femme, auxquels la moitié des Survivants rêve...
Pourra-t-elle les amener à reconstruire un début de civilisation ?

Roberto Aguirre-Sacasa et Mike Perkins parviennent alors à retranscrire avec justesse une situation assez surnaturelle : le fait que tous les survivants soient attirés par une vieille femme de 107 ans ou un vagabond sans âme. Ils trouvent le juste équilibre entre le réalisme nécessaire au récit pour ne pas perdre en crédibilité et les émotions et dilemmes ressentis par les personnages.

On pourrait croire à tort que le récit souffre d’un manichéisme un peu réducteur. Mais King et les auteurs du Comics parviennent au contraire à évoquer les questions intérieures que chacun se pose. Avec l’idée que du positif demeure chez le pire des salauds comme les pensées impures chez le plus solidaire des hommes ou la plus pure des femmes. Dès lors, qui a le droit de juger ?

Le ’Sorcier’ attire toutes ses recrues dans la ville-symbole du Mal : Las Vegas.
Le monde nouveau redistribue les cartes : ceux qui étaient rejetés peuvent maintenant inspirer la plus grande des craintes

Le Fléau est aussi et surtout un roman d’espoir ! Celui de l’élan impulsé par des êtres de différents horizons qui se rassemblent et s’entraident pour reconstruire une société nouvelle, en tâchant de retrouver le vrai sens de l’humanité.

Plus complexe et symbolique que Walking Dead, Le Fléau s’en rapproche pourtant, en édictant que ni les zombies, ni la grippe ne sont les vrais maux. Ce sont nos propres pulsions et nos profondes motivations qui nous guident à faire le bien ou le mal. On peut malheureusement trouver du sens à faire l’un ou l’autre.

Le Fléau - Tome 1
Une toux, une poignée de main, de gestes simples devenus dangereux, comme nous le savons.

Lire ou relire le Fléau, que cela soit via les douze tomes publiés par Delcourt (et qui ne sont malheureusement plus tous disponibles), ou en revenant à la source du roman, vous promet plusieurs journées de distraction pendant votre confinement. En commençant par un passage très sombre pour finir dans la reconstruction d’une société plus responsable et plus respectueuse. Comme nous l’espéronsdans le monde d’après le Covid-19.

Concluons avec les derniers mots de la préface de Ralph Macchio, écrits par l’éditeur de Marvel en 2008 dans le premier tome de cette adaptation. Ils résonnent étrangement bien plus familière aujourd’hui qu’hier : « Portez-vous bien. »

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Le Fléau, tomes 1 à 12 - Par Roberto Aguirre-Sacasa, Mike Perkins & Laura Martin, adapté du roman de Stephen King - Delcourt

Toujours concernant Le Fléau, lire notre présentation de la série, la chronique du tome 2, du tome 3 et du tome 9.

Commander les livres du Fléau :

[1The Shawshank Redemption est un film de 1994 avec Morgan Freeman et Tim Robbins racontant l’incarcération et l’évasion d’un jeune banquier d’une prison de haute-sécurité en 1947. Son titre en VF est : Les Évadés.

[2Source : Le site Stephen King France.

[3Publiée dans le premier recueil de nouvelles de Stephen King en 1978 : Danse macabre.

[4Préface de Stephen King de l’édition de 1990 du Fléau.

[5Idem.

[6Avec le temps, on remarque de plus en plus d’exception à cette lente installation, comme dans ses derniers romans parus : Sleeping Beauties, Mr Mercedes, L’Outsider, etc.

 
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