Les Aventures extraordinaires de Corentin Feldoé de Paul Cuvelier paraissent pour la première fois dans le N°1 du Journal de Tintin, le 26 septembre 1946.
Cuvelier est le benjamin d’une équipe de créateurs réunie par Hergé, il a alors 26 ans. Ses pages paraissent aux côtés de celles de Tintin, flamboyantes de couleurs, des premières pages de Blake et Mortimer d’ Edgar P. Jacobs, tandis que Jacques Laudy dessine une légende ardennaise : Les Quatre Fils Aymon.
Un numéro mythique orchestré par le "clandestin de l’école de Bruxelles", Jacques Van Melkebeke, obligé de travailler dans l’ombre dans l’attente d’un procès pour collaboration avec l’ennemi qui l’enverra en prison quelques temps plus tard. Doté d’une forte culture classique, ce "scénariste maïeutique", pour employer une expression forgée par Benoit Mouchart [1], a donné des coups de main aux différents artistes de l’équipe, et donc bien entendu sur Corentin. On peut parler d’artistes car, à l’exception notable d’Hergé, ce sont des peintres qui sont aux commandes de ce nouvel illustré pour la jeunesse. Paul Cuvelier a fait ses classes à l’Académie de Mons avec Louis Buisseret. Jacobs, Laudy et Van Melkebeke sont issus de l’Académie de Bruxelles, y recevant l’enseignement de Constant Montald, un symboliste tardif qui forma après eux aussi bien René Magritte que Paul Delvaux.
Paul Cuvelier, tout jeune, avait montré ses dessins à Hergé qui en avait été bluffé. En retour, jusqu’à la fin de sa vie, Cuvelier voua à Hergé un véritable culte. C’est pourquoi quand le maître de Bruxelles demande au jeune Lensois de réaliser une bande dessinée pour l’hebdomadaire qui va le relancer dans l’après-guerre, Cuvelier s’y jette corps et âme. Le thème ? Une histoire, mélange de Rudyard Kipling et de Daniel Defoë, qu’il raconte à ses frères à la veillée. Il en a déjà réalisé des illustrations et, épaulé par Jacques Van Melkebeke, il se lance dans une course-poursuite au rythme d’une planche par semaine !
Et quelles planches, mon Dieu ! Le classicisme le plus pur adapté à la bande dessinée ! Avec sa maîtrise virtuose des anatomies, ses drapés, ses costumes et ses décors dignes d’un Prix de Rome, le rendu de ses matières et de ses lumières, ses compositions d’une complexité éblouissante, Paul Cuvelier, pourtant le moins expérimenté des collaborateurs du journal, apporte d’emblée son chef d’œuvre. Et il a de la chance : le journal est imprimé en héliogravure sur les presses du maître-imprimeur Van Cortenbergh, une méthode d’impression taillée pour rendre parfaitement les demi-teintes, les modelés en noir et blanc, les lavis... C’est la technique favorite des publicitaires et des photographes.
Ce chef-d’œuvre, hélas, a été malmené avec le temps. Les films originaux servaient aux éditions étrangères, sans qu’un négatif soit contretypé : ils revenaient griffés, détériorés, quand ils revenaient ! Plus tard, les commerciaux jugèrent que la réédition devait se faire en couleurs et les planches, vidées de leur modelé au lavis, se trouvaient bariolées de couleurs navrantes.
Face à ce naufrage écœurant, Philippe Capart, esthète nostalgique et savant, a réussi un pari inouï : restituer l’œuvre originale. Les planches originales (à l’exception d’une où il fallut se rabattre sur la page imprimée du journal) furent numérisés en très haute définition, puis retouchés pour restituer le velouté des grisés d’origine. Un étalonnage minutieux des teintes a été entrepris. Les textes ont été relus et corrigés (les dialogues étaient parfois mal attribués, voire fautifs), relettrés manuellement. Le format d’impression s’inspire de celui des tabloïds d’avant-guerre, comme Robinson ou Mickey : 29 cm sur 39 cm. L’impression, une bichromie offset noir/noir minutieusement étalonnée, sur laquelle on ajoute un passage de vernis protecteur... En clair, c’est un un bijou éditorial !
Tiré à 1000 exemplaires au prix de lancement de 80 euros, cet ouvrage n’est aujourd’hui disponible pendant deux mois qu’en le commandant à la librairie La Crypte tonique (coordonnées ci-dessous). L’idée est constituer un "club" de personnes intéressées par l’œuvre de Cuvelier qui permettrait de prolonger ce travail de sauvetage éditorial, notamment l’édition en fac-similé des planches originales.
Philippe Capart a également publié un numéro spécial de sa revue La Crypte tonique, intitulé Paul (192 pages, 20 euros), dans lequel on retrouvera de nombreux dessins préservés par la mère de l’artiste, son parcours graphique de l’âge à de 5 ans jusqu’à ses 22 ans. On y a joint de nombreux témoignages inédits de ses proches, notamment des frères auxquels il lisait les premières aventures de Corentin à partir des premières illustrations qu’il a faites pour ce chef d’œuvre, lesquelles figurent intégralement cet opuscule. Un complément indispensable d’un document patrimonial incontournable.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Lire sur ActuaBD.com l’interview de l’éditeur Philippe Capart.
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Le site de l’éditeur
[1] Benoît Mouchart, À l’ombre de la ligne claire. Jacques Van Melkebeke, le clandestin de la BD , Vertige Graphic, Paris, 2002.
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