Coup de cœur : "Petar & Liza" (Actes Sud BD), fresque d’amour et de mélancolie de Miroslav Sekulic-Struja

Discret, rêveur, mais bon camarade, Petar n’est pas fait pour l’armée, et elle n’est pas faite pour lui. Patient, il supporte son service militaire en nouant de solides amitiés et en écrivant des lettres d’amour pour ses compagnons de chambrée. Délivré de ses obligations, il retrouve une vie urbaine dilettante - il a abandonné ses études - et ambitionne de terminer, un jour, le roman de sa vie.

Un jour, il croise le regard vert de Liza. Immédiatement interpelé, il ne la retrouve cependant que bien plus tard. Entre temps, il change plusieurs fois de logement, de métier, de vie. Poète au bord de la dépression, il erre de squat en café, il joue, gagne et perd, écrit un peu, répare toutes sortes d’objets grâce à un don inné pour la mécanique.

L’amour, finalement, le rattrape. Il en est tout heureux. Son idylle avec Liza est une parenthèse ensoleillée, où malgré les difficultés matérielles et les obstacles sociaux se tisse une histoire forte, communion de deux âmes. Jusqu’à ce que la dépression fasse son retour, encore plus imposante, d’abord insidieuse, ensuite envahissante et destructrice. Le couple peut-il y survivre ? L’étiolement de Petar est-il irrévocable ?

Petar & Liza © Miroslav Sekulic-Struja / Actes Sud BD 2022

Petar & Liza, la nouvelle bande dessinée de Miroslav Sekulic-Struja parue récemment chez Actes Sud BD, raconte une histoire simple. Celle d’un homme, certes pas tellement adapté au monde moderne, mais tout à fait capable de communication, d’amitié et d’amour, qui ne parvient guère à s’installer dans la vie, jusqu’à ce qu’il rencontre l’amour, qui ne suffit pourtant pas à le transformer radicalement. Un poète bohème, tirant le diable par la queue, profondément attachant.

Petar est immédiatement sympathique. Ses qualités comme ses défauts le rendent véritablement humain : une vraisemblance fondée sur un portrait psychologique et social d’une rare densité. Cela n’empêche pas la fantaisie et une poésie aux frontières du surréalisme, faite de petites touches sensibles. L’écriture a une profondeur et une ampleur toute littéraire. On pense à un cousinage avec Milan Kundera ou Stefan Zweig. Mais les références ou influences ne sont jamais explicites : il n’est question que de Miroslav Sekulic-Struja, ce qui est déjà pas mal.

Petar & Liza © Miroslav Sekulic-Struja / Actes Sud BD 2022

Le portrait de Petar et son histoire d’amour avec Liza sont aussi une description d’un monde en transformation. Il n’est pas vraiment situé, ni dans le temps, ni dans l’espace. Quelques indices guident vers l’ex-Yougoslavie, à cheval sur deux siècles. Rien de très précis. Des impressions, des mutations. Miroslav Sekulic-Struja peint un monde en ébullition, où la ville est le lieu de toutes les possibles, rencontres bonnes ou mauvaises, fêtes improbables, anecdotes microscopiques mais impossibles à raconter en quelques mots.

D’abord insensiblement, puis de façon plus marquée, ce monde change. Est-ce un hasard ? Petar, en parallèle, s’éteint, s’efface presque. Lui qui n’a pas d’attache familiale et ne parvient pas à se construire un foyer voit ses paysages inexorablement changer. Tout n’est pas triste pour autant. Dans les rues, dans les bars, dans les appartements parfois, d’incroyables scènes, chaotiques, truculentes, se déroulent, comme inconscientes ou aveugles au reste du monde.

Miroslav Sekulic-Struja excelle à représenter ces scènes. Surabondance de personnages, cocasserie des situations, enchevêtrement des corps, brouhaha, chuchotements ou décibels à fond : les tableaux - les cases en fait - sont hauts en couleurs et plein de bruits. Emir Kusturica a trouvé son équivalent sur papier, avec une forme de délicatesse en plus.

Petar & Liza © Miroslav Sekulic-Struja / Actes Sud BD 2022

Petar & Liza est une œuvre littéraire, sans aucun doute. C’est aussi une œuvre picturale au sens le plus fort de l’expression. Peintre et dessinateur, Miroslav Sekulic-Struja est virtuose dans l’art, non pas réaliste - qu’est-ce que ça pourrait bien vouloir dire, à une époque où les photographies et films nourrissent les fausses informations ? - mais figuratif. Qu’il s’agisse des personnages ou des décors, la précision de son pinceau et le choix de ses couleurs n’ont rien à envier aux peintres de la nouvelle objectivité.

Là encore, les influences sont multiples, mais discrètes, car totalement assimilées. Une pointe de Munch, une autre de Magritte, un peu d’Otto Dix, et finalement beaucoup de Sekulic-Struja. Comme Petar et grâce à sa plume, il a rendu service, pendant son service militaire, à ses camarades. Il n’est pas moins généreux envers ses lecteurs, qui doivent être patient. Sa technique - ses techniques plutôt - demandent un immense travail.

Son envie de raconter des histoires est inséparables de celle de les mettre en images. D’autres, avec un tel savoir-faire, seraient allés sans vergogne se réfugier dans des champs plus fertiles. Lui a choisi la bande dessinée, art ingrat, qui, pour la plupart du temps, rapporte peu. Les gouaches finales masquent une construction de longue haleine, qui passe par l’acrylique, le crayonné du découpage, l’écriture, la sélection des images, le tout souvent pêle-mêle.

Le résultat est incomparable. Des heures de lectures, d’autres encore plus nombreuses pour se plonger dans les cases et les admirer. Et un ouvrage qui a tout pour devenir un classique.