Dans sa thèse de doctorat d’état, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique (1961), Michel Foucault mettait déjà bien en évidence les modalités d’enfermement des fous au cours des âges, soulignant le flou de la définition de cette folie qui aboutissait à réduire à l’état d’animal les individus qui ne correspondaient pas à la norme sociétale, dans une volonté d’effacement du corps social ; les fous mais pas seulement : les lépreux, les vénériens, les débauchés, les libertins, les homosexuels…
Dans Moi, fou, dont le titre fait écho au célèbre autoportrait « Yo, Picasso », Antonio Altarriba, qui était apparu dans nos radars avec L’Art de voler (Denoël Graphic, 2011), prolonge la réflexion entamée dans le premier volet de sa trilogie, Moi Assassin, qui s’intéressait à l’imposture artistique et pareillement aux autres ouvrages du scénariste basque, interrogeait déjà la notion de folie.
Ici, la réflexion est davantage politique, même si l’outil psychanalytique est à l’œuvre. Angel Molinos est un écrivain passablement raté, diplômé de psychologie, est employé par une grosse entreprise pharmaceutique pour nommer les affections afin qu’en face, la société puisse proposer une molécule susceptible de soigner cette maladie nouvelle. « Eh oui, l’industrie pharmaceutique ne vise pas à nous soigner, dit Narcisso, un collègue « rebelle » d’Angel Molinos, mais à chroniciser les maladies, nous rendre accrocs aux médicaments. »
Ayant assisté par hasard à des expériences secrètes faites par le laboratoire pharmaceutique sur des malades « irrécupérables », Molinos prend fait et cause pour cette révolte. « En 1946, constate-t-il, l’OMS recensait vingt-six maladies mentales. Aujourd’hui plus de quatre cents... » Et de se poser cette question : « Qu’est-il arrivé à l’humanité pour devenir si folle en soixante ans ? »
Mais cette quête de justice va buter contre un système cynique qui organise lui-même ses complots pour mieux les éradiquer. Altarriba, dans son analyse, va bien plus loin que la légitime parano que nous pouvons tous entretenir face à l’inquisition intrusive des GAFA (acronyme de Google, Amazon, Facebook) qui, dit-on, peuvent en trois clics tout savoir sur nous. Il s’interroge sur la finalité d’une société totalement formatée par et pour la consommation de masse.
En racontant la folie d’un écrivaillon perdu dans des dénonciations donquichotesques, c’est la propre folie de l’humanité qu’il décrit, avec une acuité qui donne froid dans le dos.
Ce pamphlet cinglant n’aurait pas la même force sans le dessin de Keko dont le noir resplendit à chaque page. Depuis le début de sa collaboration avec Altarriba, son trait s’est affirmé, affiné, magnifié. Et au service d’un tel récit, ça cogne splendidement !
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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