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Coup de cœur de la rentrée : "Celestia" - Par Manuele Fior (trad. Chr. Gouveia Roberto) - Atrabile

Par Frédéric HOJLO le 7 septembre 2020                      Lien  
Dans un futur proche, le monde semble morcelé mais en plein renouvellement. Quelques-uns se sont isolés à Celestia, une ville où se côtoient voyous, poètes et télépathes. Manuele Fior ouvre, dans son récit mystérieux et captivant, des perspectives aussi floues que tenaces.

Celestia est le titre du nouvel ouvrage de l’Italien Manuele Fior, qui reçut en 2011 le Prix du meilleur album au Festival d’Angoulême pour Cinq mille kilomètres par seconde, déjà édité par Atrabile. C’est aussi le nom de la ville qui sert en partie de décor à cette bande dessinée. Celestia, cité ambivalente, Jérusalem céleste inversée, refuge pour les pires comme pour les meilleurs, ville envoûtante et traîtresse.

Coup de cœur de la rentrée : "Celestia" - Par Manuele Fior (trad. Chr. Gouveia Roberto) - Atrabile
Celestia © Manuele Fior / Atrabile 2020

Si l’auteur ne l’écrit jamais dans son récit, ses dessins ne laissent guère planer de doute. Celestia est une version anticipée de Venise. Les canaux et les ruelles sont toujours là, labyrinthiques. Les eaux montent et descendent, piégeuses. La population est bigarrée, faisant s’entrechoquer crapules sans scrupules et personnages distingués. Mais les liens avec le continent sont coupés. Il faut beaucoup de témérité et une certaine dose d’inconscience pour oser quitter Celestia.

Dora et Pierrot, les deux protagonistes de l’histoire, le font pourtant, après quelques péripéties et bien des dilemmes. Ils connaissent l’histoire de Celestia : le pont qui reliait la cité au reste du monde a sauté au moment de « la grande invasion arrivée de la mer ». En réalité, ils n’en savent pas beaucoup plus, ni sur l’état du monde, ni sur les dons de télépathie qu’ils possèdent sans les maîtriser vraiment.

Celestia © Manuele Fior / Atrabile 2020

Le lecteur ne sera pas beaucoup plus informé, malgré l’ampleur du récit de Manuele Fior. Quelle est cette invasion, dont il n’est pas sûr qu’elle soit humaine, qui a bouleversé le monde ? Quelles ont été ses conséquences et pourquoi son relatif isolement a permis à Celestia d’être apparemment épargnée ? Pourquoi et comment l’espèce humaine évolue-t-elle, en particulier dans ses modes de communication ? D’autres questions apparaissent même au fil de la lecture, effaçant les hypothèses et brouillant les cadres d’une histoire qui n’est ni tout à fait de le science-fiction, ni tout à fait un thriller.

Les enjeux sont ailleurs. Ils naissent de l’attitude des personnages, de leurs décisions, de leurs rencontres. Le parcours et les aventures de Dora et Pierrot renvoient au devenir de l’humanité entière. La peur contre l’audace, la résilience contre l’abandon, la solidarité contre l’individualisme : quel que soit l’avenir, il faudra choisir. Hésiter, se tromper peut-être, revenir en arrière même. Mais évoluer, toujours.

Celestia © Manuele Fior / Atrabile 2020
Celestia © Manuele Fior / Atrabile 2020
Celestia © Manuele Fior / Atrabile 2020

Si Celestia évoque le genre de l’anticipation et peut faire penser à un fantasmatique et fantastique « monde d’après », il évite tout cliché et tout moralisme. Au contraire, son récit laisse une grande place à l’interprétation et à l’imagination du lecteur. Il ne faut y voir ni facilité ni malice : l’auteur construit un récit complexe malgré l’importance des zones d’ombres. C’est une prise de risque, admise depuis longtemps en littérature, plus rarement en bande dessinée.

Celestia © Manuele Fior / Atrabile 2020

Manuele Fior offre malgré tout quelques repères. Au-delà du clin d’œil à Mœbius et sa Venise céleste [1], son évocation de la Sérénissime fait songer à celle d’Hugo Pratt dans Fable de Venise [2]. Le trait et l’époque n’ont certes rien de commun, mais l’on ne peut s’empêcher de ressentir une ambiance commune et une même force attribuée à la ville, personnage à part entière. Constamment changeante, abritant des malfrats comme de dignes personnages, les Venise des deux dessinateurs italiens sont des mythes qu’il faut savoir lire pour ne pas s’y abîmer.

Les autres références sont encore plus subliminales. Littéraires, cinématographiques, plastiques : elles font de Celestia un ouvrage à la fois éminemment classique - dans ses compositions notamment - et moderne - dans sa représentation du mouvement par exemple. Manuele Fior cite en incipit Joseph Brodsky [3] et Pier Paolo Pasoloni [4] et il aurait pu en appeler à toute la peinture italienne comme à la commedia dell’arte et à la bande dessinée contemporaine. C’eût été vanité. Il se contente de signaler ainsi que son histoire questionne autant notre rapport au monde que notre psychisme égotique.

Celestia © Manuele Fior / Atrabile 2020

Plus encore que son récit troublant, osant autant la violence que la contemplation, c’est peut-être l’esthétique de Celestia qui marque le plus. Le dessinateur joue avec les contrastes des formes, dures ou souples, des couleurs réalisées à la gouache, franches ou ternes, des tonalités, vives ou sombres. Il parvient à rendre le soleil éclatant comme les eaux glauques de Celestia. Le rendu des textures est particulièrement réussi, laissant s’exprimer la beauté du geste dessinant.

Manuele Fior confirme donc avec Celestia la maîtrise de son art. Son histoire est énigmatique mais le récit n’est pas codé. La narration est limpide et varie les rythmes. Le dessin, chaleureux et majestueux, participe pleinement à l’originalité de l’ouvrage. Un coup de maestro !

Celestia © Manuele Fior / Atrabile 2020
Celestia © Manuele Fior / Atrabile 2020
Celestia © Manuele Fior / Atrabile 2020

(par Frédéric HOJLO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782889230914

Celestia - Par Manuele Fior - Atrabile - traduction de l’italien par Christophe Gouveia Roberto - 19,5 x 25,7 cm - 272 pages couleurs - couverture cartonnée - parution le 20 août 2020.

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[1Aedena, septembre 1984.

[2Prépublication dans l’hebdomadaire L’Europeo, du n° 21-22, 3 juin 1977, au n° 51, 23 décembre 1977 ; édition française dans Les romans (À suivre) de Casterman, janvier 1981.

[3Acqua Alta, 1989 ; Gallimard, 1993 pour la traduction française.

[4Il Libro delle croci, 1964.

 
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