Apprenant le décès de Guido Crepax il y a près de douze ans, Didier Pasamonik écrivait : « Crepax est un des rares dessinateurs qui savait échapper à l’anecdote et au dérapage voyeuriste qui est souvent l’apanage du genre érotique. La raison vient sans doute de l’ascèse de son graphisme qui vide l’érotisme de son contenu proprement vulgaire. Son sens du découpage, l’élégance de ses personnages (la beauté n’était bien souvent réservée qu’aux femmes), son dessin clinique enfin, ont permis la publication d’œuvres dont la pornographie, sous la plume de quiconque, aurait paru insoutenable. Son esthétique a à ce point marqué son époque que Crepax figure en bonne place dans les anthologies graphiques des années 1970, ainsi que dans l’exposition sur « Les Années Pop » au Centre Georges Pompidou à Paris. »
Reconnu par ses pairs et les férus de bande dessinée, Crepax n’a pourtant jamais dépassé un succès d’estime. Est-ce dû à la sophistication de son trait, qui lui permettait justement d’aborder des œuvres sulfureuses ? Ou à un style trop moderne (voire avant-gardiste lorsque sont publiées ses premières bandes dans Linus) ? Outre Bianca, Anita ou Emmanuelle, le meilleur témoin de ce parcours en noir et blanc reste son égérie : Valentina.
"Il était beau, mais pas dragueur, nous raconte Luisa Crepax, son épouse, qui rencontra l’artiste à l’âge de 18 ans et qui lui servit de muse, il était gentil, j’en étais amoureuse, il est devenu mon mari. C’est une histoire simple. Il était discret, réservé. Il travaillait énormément et dessinait parfois jusqu’à trois, quatre pages par jour. Il était architecte, il avait déjà une idée claire de la page quand il la commençait. Il adorait monter des maquettes. Il se construisait des personnages en papier, qu’il habillait de costumes, pour jouer avec ses amis Umberto Eco, Giovani Gandini... "
L’indémodable Valentina.
Ils sont, avec lui, les fondateurs du magazine Linus. " Umberto Eco, Giovanni Gandini et Oreste del Buono étaient ses amis, témoigne Luisa,. C’était un intellectuel. Dans ses bandes dessinées, comme dans celles d’Hugo Pratt, il y avait des références artistiques, littéraires... C’était nouveau dans la bande dessinée, on n’était pas habitué à cela. C’était pour cela qu’on l’aimait. Linus est né en même temps que le festival de Lucca, c’était une période fantastique, on s’amusait, et on avait du succès."
Dès le début du magazine Linus, il crée la série Neutron pour laquelle il fait intervenir cette photographe de mode, aux allures de garçonne et ressemblant à Louise Brooks. Dénué des pouvoirs surnaturels de son compagnon, Valentina va pourtant rapidement devenir la plus grande des créations de Crepax. Elle vit à la fois des aventures fantastiques, oniriques, sexuelles, contemporaines. Véritable témoignage de cette époque de liberté assumée dans la bande dessinée, elle était classée par Pierre Sterckx parmi les quatre grands héroïne à avoir symbolisé les Sexties, avec Barbarella, Epoxy et Pravda. Au gré des albums, Valentina vieillit au fur et à mesure de ses aventures, sans perdre sa sensualité, avant que l’auteur n’y mette un terme en 1996 avec Au Diable, Valentina.
"Il n’y avait chez lui aucune vulgarité, que de l’élégance, explique Luisa, son épouse. La sexualité lui donnait la possibilité de dessiner des formes. Ce qu’il dessinait, les fantasmes qu’il dessinait, ne correspondaient pas du tout à la réalité de sa vie." De son côté, son fils, Antonio Crepax, auteur des postfaces très détaillées publiées par Actes Sud, précise qu’il y avait beaucoup d’allusion à sa vie familiale dans ses bandes dessinées. Tous les enfants de Crepax y sont représentés. "Il y avait une grande liberté. Ses dessins érotiques n’étaient pas cachés. Je l’ai vu travailler dessus pendant toute mon enfance" témoigne-t-il.
Pendant plus de trente ans, Crepax a donc animé cette héroïne aussi incontournable qu’inclassable. Mais en France, les récits déconcertent le grand public et les albums ne suivent pas… Après un premier long récit publié chez Eric Losfeld en 1969, puis La Loi de la pesanteur publié aux éditions du Square, Dargaud ne prend le relais qu’en 1983 avec la réédition du premier volume et Valentina Pirate, avant de jeter l’éponge.
Futuropolis réalise le plus bel investissement avec la volonté de réaliser huit gros recueils. Paraissent alors en 1985 et 86 les quatre premiers volumes… avant que cet effort ne s’interrompe. C’est ensuite un volume de 122 pages publié chez Albin Michel... Crepax est publié par une valse des éditeurs qui, au final, n’ont publié en français que moins de la moitié de son œuvre !
Une nouvelle édition… enfin complète ?
Ces précédentes tentatives explique l’événement que représente le lancement de cette nouvelle édition chez Actes Sud/l’An 2. Thierry Groensteen nous en détaille le contenu : « Valentina [...] est une héroïne mythique de l’histoire de l’histoire de la bande dessinée, l’un des premiers personnages féminins d’envergure de l’ère moderne. Elle reste pourtant trop peu et mal connue en France. [… E]lle est loin de n’être qu’un symbole érotique. […C]’est un personnage complet, parfaitement accompli. […] Avec ce volume débute une nouvelle édition de Valentina. Ses aventures seront regroupées par cycles thématiques. Assez logiquement, il fallait commencer par les histoires les plus aptes à introduire notre héroïne. […] Peu de héros de bande dessinée ont été dotés d’une biographie complète. Blueberry ou Corto Maltese sont de ceux-là. Mais le récit de leur vies nous a été conté en marge de leurs aventures[…] Non seulement Crepax a pour lui l’antériorité, mais il avait su faire de la trame des expériences prêtées à son héroïne une véritable machine fictionnelle. »
Actes Sud/l’An 2 et Thierry Groensteen ont donc regroupé quatre aventures de Valentina dans ce premier opus, sous-titré : Biographie d’un personnage. Il contient L’Intrépide Valentina de papier, L’Intrépide Valentina, Le Virage de Lesmo, et L’Enfant de Valentina, quatre récits déjà publié par Futuropolis, mais agencés ici pour expliquer qui est réellement Valentina. Dans les deux premiers récits [1], sont abordés la naissance, la jeunesse et les événements marquants de la vie de Valentina (et de son compagnon Philip Rembrandt).
Le Virage de Lesmo est le premier récit paru dans Linus n°2 en 1965. L’influence du comics et des années 1960 y sont incontestables, et le talent de Crepax bouleverse le lecteur d’entrée de jeu. Valentina ayant été bien introduite dans les premiers récits, ainsi que son compagnon Philip Rembrandt (alias Neutron), le lecteur peut maintenant profiter pleinement de ce récit. Ce premier volume se complète par L’Enfant de Valentina, ode à la sensualité et à l’amour, paru précédemment dans Valentina au débotté (Futuropolis 1986). La conclusion du volume forme un parfait ruban de Möbius venant coller à la naissance de Valentina de la première page : il nous prend l’envie de relire le livre pour en saisir une autre vérité.
La famille Crepax dévoile les arcanes de Valentina
Thierry Groensteen, directeur de cette collection Actes Sud – l’An 2, explique sa vision de l’art narratif de Crepax dans Valentina : « Actions parallèles, temporalité bousculée, élaborations fantasmatiques venant sans cesse s’intriquer au « réel », dialogues tissés de bout de phrases inachevées, références savantes à la littérature, à l’histoire de l’art (ancien et moderne), à la musique, au cinéma : le degré de sophistication atteint par Crepax dans sa manière de conduire le récit était sans équivalence à l’époque, et continue de forcer l’admiration aujourd’hui. Il n’y a peut-être qu’un Chris Ware qui, à quarante ans de distance, ait démontré un même niveau de confiance dans la capacité du lecteur à relier tous les élément d’information qui lui sont proposés pour en faire surgir à la fois le sens et la musique. »
Cette description ne doit pas rebuter le lecteur. En effet, outre la construction biographique de ce premier volume qui permet de saisir le personnages de Valentina, chaque récit est éclairé par des notes de Luisa & Antonio Crepax, l’épouse et un des fils de l’auteur. Ces commentaires ne sont pas indispensables : certains lecteurs préfèreront préserver leur propre image de Valentina, mais le néophyte comme l’amateur éclairé goûteront des références ou des subtilités qui lui avaient échappé. Ces dizaines de pages de notes (publiées à la fin de chaque récit) représentent donc un complément indispensable pour les amateurs de Crepax, et une excellente opportunité pour ceux qui n’auraient pas encore découvert cet univers unique de la bande dessinée.
Sans numérotation présente sur ce premier volume, nous voulions savoir comment Actes Sud allait prolonger cette nouvelle édition de l’héroïne emblématique de Crepax : « Intitulé "Dangereuses fréquentations", un deuxième volume paraîtra en novembre, nous répond Thierry Groensteen, Il comprendra trois histoires : « La Chute des anges » (1973), « Nostalgie » (1980) et « Andante » (1982) [2]. La première histoire avait paru en France, mais comme les albums d’autrefois sont épuisés depuis longtemps et il y a toute une génération de lecteurs qui ne connaît même pas le nom de Valentina pour qui la question de l’inédit ne se pose donc pas du tout. J’espère continuer ensuite la série au rythme de deux volumes par an, mais cela dépendra bien entendu de l’accueil réservé aux deux premiers titres... »
Pour réussir ce pari, Actes Sud a misé sur un format roman, afin de proposer ce premier volume de 152 pages au prix de 18 €. Ce prix attractif, doublé d’une présentation thématique des récits et des commentaires explicatifs des Crepax, font de cette édition une des réussites patrimoniales de 2015. Même si le découpage ultra-méthodique de l’artiste est parfois un peu moins mis en valeur dans ce format 24 X 17 cm, l’album a l’avantage de se glisser facilement dans votre valise, pour des heures de lectures et de découvertes n’ayant que peu d’équivalent dans la bande dessinée actuelle.
Quant aux autres inédits de Crepax proposés actuellement encore et toujours chez Actes Sud, mais aussi chez Delcourt, nous y reviendrons dans un prochain article.
(par Charles-Louis Detournay)
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Valentina, biographie d’un personnage – Par Crepax – Actes Sud/l’An 2. Préface de Thierry Groensteen.
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L’exposition Crepax à la Galerie Champaka à Paris aura lieu jusqu’au 25 juillet 2015.
GALERIE CHAMPAKA PARIS
67, rue Quincampoix
F-75003 Paris
Tel : + 33 1 57 40 67 80
beaubourg@ galeriechampaka.com
Horaires
Mardi à samedi : 12h00 à 19h00
Le Site de la galerie
À propos de Crepax, lire :
Le Comte Dracula et Frankenstein servis par l’élégance fantastique de Guido Crepax
Une interview de Pierre Sterckx : "Guido Crepax a un trait extraordinaire, qui oscille entre la caresse et la flagellation"
La Vénus à la fourrure - Par Guido Crepax, d’après Sacher-Masoch (traduction Luca Staletti) – Delcourt
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Disparition de Guido Crepax
[1] Ces deux récits ont été initialement publiés sous les titres respectifs d’Intrépide Valentina de papier et Valentina Intrépide dans Le Journal de Valentina (Futoropolis 1985)
[2] Les Anges déchus est paru en deux parties dans Charlie Mensuel numéros 115 & 116, et a été publié Le Journal de Valentina en 1985 chez Futuropolis.
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