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Cyril Pedrosa ("Les Équinoxes") : « Il faut amener de la complexité et parfois un peu d’inconfort pour donner plus de puissance à la résolution. »

Par Charles-Louis Detournay le 28 octobre 2015                      Lien  
L'auteur de "Portugal" et de "Trois Ombres" revient sur son dernier album, aussi puissant que bien construit. Il évoque les sentiments qu'il désirait susciter auprès du lecteur, prenant le temps d'éveiller en lui de lointains échos, sans le brusquer... Un des albums les plus aboutis de cette rentrée 2015.

Portugal était déjà imposant, mais avec Les Équinoxes, vous vous êtes surpassé !

Cyril Pedrosa ("Les Équinoxes") : « Il faut amener de la complexité et parfois un peu d'inconfort pour donner plus de puissance à la résolution. »Avant tout, ce sont les sujets qui je choisis qui imposent une telle densité, mais la forme y participe. Et puis, j’aime bien prendre le temps de traiter une thématique en profondeur, même si ce n’est pas par goût de faire de gros livres. Je ne sais juste pas traiter de ces sujets parfois ténus dans la concision, l’ellipse ou le retrait. Ce serait alors lapidaire et on pourrait passer à mon côté de ce que je voulais raconter. Prendre le temps de le traiter, va permettre au lecteur de se mettre dans le rythme du récit, et donc faire en sorte qu’il prête attention. Sinon, comme dans la vie, les pensées que j’évoque dans le livre vont trop vite traverser le lecteur, puis elles seront oubliées.

C’est comme dans une relation avec un inconnu : si on ne prend pas le temps de bien définir le cadre, les confidences pourraient paraître stériles ou ne pas déboucher sur l’échange désiré ?

Oui, il faut du temps pour créer de la densité. À trop concentrer les informations et les sensations, on verrouille le récit et les émotions. Le lecteur pourrait alors rebondir sur la surface sans rentrer dans la profondeur de l’océan. On doit descendre par paliers pour s’accoutumer à un environnement pas nécessairement familier ; on le connaît, mais on n’a pas l’habitude de le regarder sous cet angle-là.

Il faut aussi que le lecteur s’habitue à la structure du livre, décomposé en saisons et qui contient à chaque des récits différents, et dont le graphisme propre à chaque récit crée le lien entre les saisons... Vous placez également de pages de textes : pour profiter des bénéfices particuliers de l’écriture littéraire ?

J’avais l’impression de ne pas parvenir à traduire aussi bien en dessin ce que la force des mots évoquait.

Vous fonctionnez aussi avec des cases muettes, des séquences entières n’utilisent aucun mot...

Oui, inversement, je ressentais avec évidence que des séquences entières ne devaient être que dessinées, car c’était selon moi la meilleure façon de faire passer ces éléments. C’est lié à la question de l’intériorité et de l’extériorité des personnages dans un récit. Le dessin permet la représentation, une représentation figurative en bande dessinée. On se situe donc à l’extérieur, ce qui permet de raconter énormément de choses, et l’on peut évoquer le non-dit ou les silences. Mais le fait d’être à l’extérieur entraîne une forme d’ambiguïté... avec laquelle on peut jouer, bien entendu ! Si l’on veut lever cette ambiguïté pour jouer la carte de l’explicite à propos de ce que ressent un personnage, quitte à être plus lucide que lui-même, seuls les mots y parviennent, selon moi. Peut-être que d’autres auteurs ont résolu différemment cette problématique. Mais ce n’est pas mon cas.

Il fallait alors créer le lien entre la bande dessinée et le texte, d’où l’idée de prendre des photos, des instantanés d’individus pour comprendre qui ils sont ?

Ces textes ne prétendent pas résumer une personne, mais juste expliquer ce qu’ils ressentent en un instant donné. Cela ne révèle pas toujours ce que nous sommes en réalité, dans notre globalité, mais à cet instant précis, cette voix omnisciente est capable de décrire ce que vous ressentez, de manière authentique. Camille, la photographe permet de franchir la frontière entre extérieur et intérieur.

Cela permet également au lecteur de s’identifier davantage aux différents personnages du récit ?

Oui, cela permet une plus grande incarnation au sein de l’histoire. On peut résumer Les Équinoxes à trois grands personnages principaux : Camille la photographe, Vincent l’orthodontiste, et Louis, le vieil homme au soir de sa vie.

Sans avoir de liens directs entre eux, ils traversent le récit de part en part. D’autres personnes évoluent pas ou peu, et dans ce cas, cela passe essentiellement dans les yeux des personnages précités. Ce qui amène la difficulté de comprendre l’autre, surtout d’une génération à l’autre, et avec le flot d’inquiétudes que cela peut générer.

Ce qui renvoie aussi à la thématique principale de votre album : quel sens doit-on donner à ce que l’on a vécu, à ce que l’on vit ou à ce que l’on va vivre ?

C’est exactement cela, c’est le grand sujet du livre bien que j’ai eu un peu de mal à le cerner. Le point de départ était plus précis car j’avais commencé à travailler des monologues sans savoir ce que j’en ferais. J’étais donc plus concentré sur les moments d’intériorité des personnages, et c’est lorsque je me suis à définir quelles personnes pouvait ressentir ces émotions, que je me suis rendu compte que tous avaient en commun de se poser ou de s’être posé la question du sens de leur existence. C’est donc devenu mon thème central, ce qui m’a guidé à garder ou pas certains éléments de mon scénario initial.

Tout en maintenant cette volonté d’intriguer le lecteur, surtout avec un livre aussi dense ! Car si on dévoile trop rapidement un grand nombre d’éléments, on peut manquer de subtilité, ou risquer de perdre le lecteur ?

C’est vrai, l’équilibre est difficile à trouver. Il faut amener de la complexité et parfois un peu d’inconfort pour donner plus de puissance à la résolution. Vous ne pouvez pas évoquer la lumière sans traiter l’ombre. Si l’on n’est pas sensibilisé à l’étrangeté des relations humaines, on ne peut comprendre les liens qui, finalement, unissent différents êtres. Je suis certain que bien d’autres biais coexistent pour évoquer ce type de récit, mais j’ai sciemment mis des éléments en suspens tout en amenant de la complexité, en espérant que cela pourrait apporter jusqu’à de l’apaisement au lecteur.

On revient alors logiquement au titre de vous avez choisi : un point éphémère où la nuit ou le jour peuvent coexister...

Ce point d’équilibre décrit des moments précis pour chacun de nous. Mais comme il n’est pas réductible à une intrigue, ce livre a été compliqué à nommer. Les enjeux ne sont pas des grands cliffhangers et sont différents pour chacun des personnages. In fine, le titre est plus représentatif de la couleur générale de l’histoire : j’aurais pu choisir d’autres moments de la vie de mes personnages, mais j’ai voulu trouver un équilibre entre le lumineux et le sombre, ainsi que la façon dont on passe de l’un à l’autre en avançant dans l’existence.

Dans vos quatre chapitres symbolisés par les saisons, chacun des récits inscrits évoquent un personnage. Vous êtes-vous dit qu’il fallait marquer des moments de pause pour le lecteur, après les parties de texte, pour le laisser respirer ?

Je désirais que le récit s’inscrive sur une année, notre échelle de temps à nous, les humains. Et j’ai eu rapidement l’envie de chapitrer de l’automne vers l’été, car le voyage vers la lumière s’inscrit dans le récit. Constatant la densité du récit, je me suis souvent demandé quand et comment provoquer ces moments de respiration... qui ne sont d’ailleurs que des tentatives, car le lecteur a toujours le dernier mot même si on use d’artifices pour qu’il ne lâche pas au mauvais moment. Je me suis posé les mêmes questions avec l’arrivée de la prose, en la préparant pour ne pas trop désarçonner le lecteur. Je l’ai volontairement répétée pour que ce processus devienne familier.

Par-delà la thématique du sens qui portait votre projet, aviez-vous la volonté d’expérimenter ?

À mon échelle, j’ai souvent l’inquiétude de me répéter, de trouver des solutions trop faciles. Lorsqu’on possède un certain savoir-faire après quinze ans de métier, lorsqu’on a trouvé des ficelles, je redoute le piège de ne plus explorer. Je n’expérimente pas vraiment, je ne possède pas la force créatrice démentielle de Picasso. Je travaille avec mes moyens, tout en voulant trouver de nouvelles formes afin d’allier précision et absence de routine.

Pour autant, je ne mesure pas toujours le degré de complexité, voire d’inconfort, que cela peut provoquer au lecteur. À mes yeux, ce ne sont que de modestes éléments, qu’on n’a juste pas l’habitude de voir assemblés entre eux. Mon propos n’est donc pas expérimental, car toutes mes tentatives sont avant tout liées à ce que je désire raconter. Mon questionnement perpétuel est : "Quelle serait la meilleure façon de raconter ceci ?" Par rapport à cet idéal, je suis tantôt déçu, tantôt content du résultat obtenu. Mais le fond guide toujours la forme.

En plus de varier les techniques graphiques, vous jouez sur le rendu final, comme cette évanescence des personnages par rapport aux objets, notamment sur la couverture. Vouliez-vous donner une réalité plus forte aux choses par rapport aux individus qui ne font que passer ?

Il est en effet question de l’empreinte laissée par l’homme, comme le suggère le récit muet de chaque début de chapitre. J’appelle cela "Les fantômes du passé", cette idée que les personnes qui nous ont précédés continuent à exister d’une certaine manière : ils sont en nous. Notre façon de voir le monde actuellement dépend des milliards d’êtres humains qui l’ont vécu et transformé avant nous. C’est un sujet qui me touche beaucoup, et auquel j’ai l’impression qu’on ne pense pas souvent. J’ai donc voulu trouver des dispositifs pour attirer l’attention du lecteur. Le but du livre est donc de poser cette question au lecteur : "Avez-vous vraiment vu ou entendu cela ?"

Vous posez effectivement des liens forts entre vos personnages principaux qui pensent souvent à des personnes disparues. Et ce lien passe par l’évocation picturale, que les peintures soit préhistoriques ou presque contemporaines.

Nous sommes tous conscients que nous avons nos propres liens avec nos disparus et que cela participe à nos vies. Mais il y a également ceux dont on ignore tout, mais dont les destins sont intimement liés aux nôtres, comme ceux de nos successeurs seront liés à ce que nous-mêmes auront réalisé. Tout ce qui se déploie autour de nous est le fruit de notre construction permanente.

Vous évoquez notre rattachement à notre passé via votre orthodontiste Vincent qui vit dans une maison très moderne, mais recherche des éléments de sa jeunesse : ses chemises, sa musique, etc. ?

C’est un sentiment que l’on a déjà tous expérimenté : la nostalgie de sa jeunesse empreint de légèreté, où beaucoup ont le sentiment que tout était possible avant que la vie ne prenne une direction parfois inattendue mais rigide. Il se réveille donc des années plus tard orthodontiste.

Est-ce que vous réalisez également ce type de livre pour vous-même ?

Je mets bien entendu des parts de moi dans chaque personnage afin d’éviter qu’ils soient vides ou caricaturaux. Cela me permet de leur insuffler un peu de vie et de crédibilité, mais je le fais surtout comme ressort narratif. Bien entendu, ces livres comme Portugal et Les Équinoxes, je les réalise avant tout pour moi, afin de prendre le temps de réfléchir à des questions que je me pose. Mais je les réalise également car je ressens qu’ils concernent beaucoup d’autres personnes hormis moi, et qu’il y a des notions à partager.

Votre conclusion ne stigmatise pas l’erreur, mais glorifie l’expérience.

Le problème n’est pas de se tromper ou de réussir, c’est de tenter de réaliser quelque chose. Je ne réalise pas non plus des livres pour convaincre le lecteur. Je lance des pistes et chacun y trouve ce qui fera écho à ses propres réflexions. Les pistes de lecture sont multiples selon son âge, son expérience, son sentiment du moment. Même si je l’évoque, le sujet n’est pas la lutte des classes sociales, la politique, ou le conflit des générations... J’ai voulu placer une grande catégorie de personnages différents, pour montrer ce que nous avons tous en commun.

Avez-vous des projets en préparation ?

Oui, je suis très content de travailler sur deux albums très différents. L’Âge d’or est un conte philosophique, à la Perrault mais dans l’esprit des Lumières, comme Candide. Il y a beaucoup de péripéties, mais l’idée est surtout de parler de préoccupations politiques. J’ai initié un jeu de ping-pong avec mon amoureuse, ce qui provoque un aspect feuilletonnant.

Et puis, je travaille aussi à La Ferme du Buisson qui m’a proposé de venir en résidence. Cela me permet d’écrire de manière très différente. Cela s’appelle Paul, l’histoire d’un homme qui fuit sa vie. Pour essayer de se trouver, il disparaît des siens. Autant j’ai commencé à dessiner des pages de L’Âge d’or, autant je n’ai aucun idée de la forme que prendra Paul. Et je trouve très intéressant de travailler les deux récits en même temps.

Est-ce que le fait d’avoir réalisé des livres qui se sont bien vendus vous procure un espace de liberté créatif ?

L’économique intervient tout le temps dans la création, même si chacun doit trouver ses propres solutions. Pour ma part, j’ai dû accumuler les projets et j’avais réellement le nez dans le guidon. Portugal m’a permis d’approfondir le temps d’écriture, six mois voire plus, et de prendre aussi le temps de le dessiner comme je le désirais. Cela permet d’aborder les choses autrement. Peut-être y serais-je parvenu avec une autre économie ? Mais cela reste une question perpétuelle pour les auteurs.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

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