Je n’avais pas lu encore l’ouvrage de Bastien Vivès lorsque j’ai adressé à notre conseil de rédaction (composé de sept personnes) mon interrogation sur l’angle d’un papier que notre collaborateur François Boudet avait rédigé au sujet des Melons de la colère (Requins Marteaux). Je le mettais en débat : fallait-il accepter ce ton moralisateur ? Pour différentes raisons, l’article a été publié, laissant ainsi François exprimer son sentiment de malaise devant des scènes de viols collectifs, d’inceste voire de pédophilie, mettant par la même occasion mon interrogation à la portée de nos lecteurs.
Inutile de préciser que je ne suis pas du tout d’accord avec l’opinion de François Boudet. Sans doute parce que je connais mieux le travail de Vivès que lui. J’avais vu passer dans un ouvrage publié à l’occasion d’une exposition à Lausanne, Les 7 Péchés capitaux, une histoire illustrant L’Orgueil.
On y voit une très jeune femme s’adressant à un monsieur barbu (comme le père de l’héroïne des Melons) et qui lui demande son aide pour un devoir à rendre le lendemain. Ce faisant, l’homme lui masse les seins. « - J’aime bien quand tu me malaxes les nichons comme cela, papa » lui dit la jeune femme…
Le récit s’interrompt aussitôt et l’on voit Bastien Vivès interviewé par un journaliste TV à qui il exprime son entière liberté d’action dans sa création : « Je fais ce que je veux », dit-il. Le journaliste lui demande « - … Vous n‘avez pas peur qu’avec ce genre de propos, ce soit la porte ouverte à toutes les dérives ? » Réponse de Vivès : « - Je ne pense pas, et voyez-vous, celui qui m’emmerde, je l’encule ! » [1].
Sade en référence
L’autre chose que n’a pas vue François Boudet, c’est l’allusion évidente de cette histoire à la littérature érotique du 18e Siècle, et notamment au Marquis de Sade dans Justine ou les malheurs de la vertu, un livre où il y aurait bien plus de choses à reprocher que dans l’ouvrage de Vivès où le ton de la farce –qui est celui, général de sa maison d’édition d’ailleurs- saute aux yeux quand même.
Une jeune femme aux seins énormes abusée par son médecin qui en fait profiter tous les notables de la contrée, qui joue l’initiatrice sexuelle avec son frère plus jeune, ceci dans l’aveuglement des parents qui ne veulent surtout pas évoquer la question de la sexualité, surtout quand elle peut coûter de l’argent au ménage… ; la difficulté, une fois le viol reconnu par le père, d’obtenir une écoute de la justice… Tel est le sujet du livre.
Les perversions, cela est établi depuis longtemps, peuvent s’organiser autour de telles représentations, mais celles-ci n’en sont en aucun cas la cause. Elles s’exprimeraient de toute façon si celles-ci n’existaient pas. Je dirais même que la censure peut les favoriser : J’ai le souvenir du dessinateur Paul Cuvelier, obsédé notoire, dont le père était médecin –gynécologue, il faut le préciser, figure bourgeoise et catholique de sa région. Eh bien, j’ai vu le dictionnaire familial, un Larousse illustré : tous les mots en rapport avec la sexualité avaient été découpés. Voilà comment on fabrique un obsédé, ce qui n’en fait pas pour autant un criminel.
Prise de risque
Ce qui frappe, c’est que les commentateurs se focalisent, avec une attention douteuse, sur les seuls actes qui suscitent un opprobre moral : le viol collectif et l’acte prétendument incestueux et pédophile. La souffrance de la jeune femme par rapport à sa monstruosité, le fait qu’elle formule plusieurs fois à ses parents les insupportables assauts qu’elle doit subir des médecins sans être entendue, et enfin la vengeance du père à l’encontre de ses agresseurs qui marquent les intentions réelles de l’auteur, sont totalement passées à la trappe.
On occulte de même la mention par l’éditeur d’un avertissement « Interdit aux mineurs », de la présence de l’ouvrage dans une collection « BD Cul » et d’un ironique slogan « Le Dernier Livre de Bastien Vivès » qui souligne la prise de risque de l’auteur, jusqu’ici versé dans l’histoire d’amour gentillette et consensuelle.
Ce qui frappe encore, c’est que l’on puisse encore tenir ce genre de discours alors que Sade est publié en livre de poche, qu’il y a quelques semaines encore Drugstore publiait Les Onze mille verges de Guillaume Apollinaire illustré par Liberatore où l’on voit un jeune garçon se faire enfiler par un affreux nobliau. Je n’ai pas le souvenir que les pères la pudeur des forums se soient manifestés à ce moment-là.
La peur de l’image
Nous sommes aussi dans une vieille habitude : la peur de l’image, et de la bande dessinée en particulier. Il me revient cette bévue des législateurs lors de la promulgation de la Loi sur la Liberté de la Presse de juillet 1881 : trop occupée à sanctionner la représentation graphique, elle en avait oublié l’écrit. Jusqu’à la promulgation, l’année suivante en août 1882, d’une loi sur le délit d’outrage aux bonnes mœurs, ce fut le printemps de la littérature pornographique en France ! [2]
Revenons enfin sur le dessin de Vivès, elliptique, allusif, aux visages le plus souvent énucléés. C’est du Vivès au sommet de son art, sincère, juste et parfaitement observé. Certainement pas une petite œuvre secondaire faite sous le manteau, mais un de ses albums les plus pertinents dans une carrière déjà exemplaire.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Une édition BD-Fil, Festival de bande dessinée de Lausanne : Place de la Cathédrale 12 - CH 1005 Lausanne (suisse) - Tel : +4121 312 78 10 - Fax : +4121 312 78 11 - Courriel : info@bdfil.ch
[2] Pascal Ory, La Censure en France à l’ère démocratique, Éditions Complexe, coll. « Histoire culturelle », 1999.
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