Expliquer le combat pour la liberté d’opinion, c’est un peu le Mythe de Sisyphe : à chaque fois, il faut remonter le rocher vers le sommet de la montagne, lequel retombe, indéfiniment. Les commentaires sur l’attentat contre Charlie Hebdo se focalisent sur la Une caricaturant Mahomet, avec comme sous-titre « Charia Hebdo ». Ils laissent supposer que les responsables seraient des extrémistes islamistes. C’est probable, mais cela reste à prouver : comme dit le dessinateur Luz, « C’est peut-être deux mecs bourrés. »
Là où la responsabilité islamiste est bien établie, c’est l’attaque parallèle du Site Internet du journal satirique. Dans le Journal du Dimanche (6/11/2011), un jeune Turc de 20 ans se réclamant du groupe islamiste Akincilar, se vante d’avoir piraté le site de Charlie : « C’est une protestation contre une insulte à nos valeurs et nos croyances », justifie-t-il. Le même groupe aurait piraté le site Internet de Penguen, l’un des grands journaux satiriques turcs traditionnels, laïque et de gauche.
Arrêtons-nous un instant sur ce que signifie cette action.
Une tradition anticléricale
Charlie Hebdo commente l’actualité et, cela n’a échappé à personne, celle-ci est occupée depuis le printemps dernier par les révolutions arabes lesquelles proposent à leurs peuples un nouvel horizon que se disputent les factions en place.
Or, ces peuples portent au pouvoir des partis dont l’idéologie est clairement religieuse : au-delà de 42% en Tunisie, tandis que le Conseil National de Transition lybien annonce que la Charia, ce code de normes doctrinales, sociales, culturelles qui régit les aspects publics de la vie d’un musulman, sera la matrice de leur prochaine constitution.
Nous n’avons rien à redire à cela : bon nombre de gouvernements européens ont été ou sont encore dans les mains de partis « démocrates chrétiens » et la laïcité n’est pas un certificat de vertu démocratique, rappelons-le : le parti nazi ou le Parti communiste d’URSS n’étaient pas des partis religieux.
Là où c’est plus inquiétant, c’est lorsque ces mêmes discours annoncent l’irruption de la religion dans la vie privée du citoyen, lorsqu’une vraie menace pèse sur les autres minorités, religieuses ou non-croyantes
Une république égalitaire et respectueuse
L’anticléricalisme d’un Charlie Hebdo, rappelons-le, est issu d’une tradition qui n’entretient pas à proprement parler une haine de la religion. Le vocable « anticlérical » désigne l’opposition de l’empiètement du spirituel sur le temporel ; il exprime aussi une certaine hostilité envers le clergé, le « parti prêtre » ; si le sens commun désigne sous ce mot un ensemble d’attitudes et de productions antireligieuses, il ne faut pas oublier le message historique et politique de son programme, synthétisé par Gambetta dans son discours à l’Assemblée Nationale de 1877, alors que les Républicains arrivent enfin au pouvoir : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! »
Dans le Programme de Belleville de 1869, Gambetta rappelait quelques-uns des principes fondamentaux de son combat :
L’application radicale du Suffrage universel
Une liberté individuelle placée sous l’égide des lois et non sous une autorité arbitraire
Une liberté de la presse « dans toute sa plénitude »
La liberté de réunion sans entrave et sans piège avec la faculté de discuter toute matière religieuse, philosophique, politique ou sociale
L’abolition de l’arrestation et la déportation sans jugement d’un individu condamné pour délit politique
La liberté d’association pleine et entière
La suppression du budget des cultes et la séparation de l’Eglise et de l’Etat
L’instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire pour tous
L’abolition des privilèges et monopoles
Des préoccupations et des demandes qui sont communes aux espoirs des citoyens arabes d’aujourd’hui.
Le discours se terminait par ces mots : « Les réformes économiques, qui touchent au problème social dont la solution, quoique subordonnée à la transformation politique, doit être constamment étudiée et recherchée au nom du principe de justice et d’égalité sociale. Ce principe généralisé et appliqué peut seul, en effet, faire disparaître l’antagonisme social et réaliser complètement notre formule : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. »
Il fallut attendre les lois Jules Ferry de 1881 et 1882, soit plus de dix ans, pour que l’école primaire devienne gratuite, obligatoire et laïque ; la loi sur la Liberté de la presse de 1881 pour que celle-ci soit libérée de parole ; celle sur les associations de 1901 pour que les partis politiques et les syndicats puissent avoir pignon sur rue ; la Loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de L’État, pour que le culte sorte de la sphère publique, etc. Savez-vous que le marquage au fer rouge des condamnés était encore dans le code pénal (mais plus appliqué depuis longtemps) jusqu’en 1994 en France ? La Loi de 1949 pou la protection de la jeunesse, un outil liberticide, est encore en vigueur et ne demande, pour être appliquée, qu’un procureur zélé… Ceci pour dire que la Liberté, l’Égalité et la Fraternité sont un combat et non un acquis.
L’attentat contre Charlie vient nous le rappeler.
Une mondialisation du délit de blasphème
Ce qu’a apporté Internet et la mondialisation de l’information, c’est qu’un islamiste de Turquie est maintenant susceptible de venir dicter sa loi à un journal français, comme dans une croisade à l’envers.
Notre Hacker ne ravale pas ses invectives. Son groupe qui a attaqué des centaines de sites israéliens, des sites arméniens et des sites kurdes, de même que des sites « satanistes et pornographiques », même s’il se désolidarise, pour la forme, de l’attaque aux cocktails Molotov, menace maintenant clairement Libération qui a hébergé les trublions du dessin d’humour : « Si Libération continue à publier ces dessins, nous nous occuperons d’eux aussi. »
Ainsi donc, cette censure imbécile qui, pendant longtemps, venait d’états ou de groupes de pression nationaux est en train de devenir le fait de groupes organisés mondialement capables d’agglutiner les convergences d’intérêt les plus hétéroclites : de l’extrême-droite catholique à Al Quaïda, par exemple.
Le dessinateur israélien Uri Fink désigne ces fous de Dieu comme des « foudémentalistes » qui prennent prétexte des Saintes Écritures pour imposer leur foi, tout en se détestant cordialement les unes, les autres.
Pour notre part, nous revendiquons la croyance à « la religion de l’humour », appelant, là aussi, puisqu’il le faut bien, à sa radicalisation.
Hardi les gars, vive Charlie Hebdo, vive l’humour libre !
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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