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Danièle Alexandre-Bidon : « Il est hors de question de reprocher à un auteur d’être un mauvais historien. »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 5 mai 2010                      Lien  
Disciple de Pierre Couperie, Danièle-Alexandre Bidon est médiéviste et commissaire d’une double exposition qui a lieu simultanément à Paris, dans la Tour Jean sans Peur et dans l’Archéoscope de Bouillon en Belgique. Spécialiste de l’enluminure, elle a étudié plus de 1500 BD mettent en scène le Moyen Âge. Rencontre.
Danièle Alexandre-Bidon : « Il est hors de question de reprocher à un auteur d'être un mauvais historien. »
L’exposition "Le Moyen Âge dans la bande dessinée" court jusqu’en novembre prochain

Quel est votre rapport à la bande dessinée ?

J’ai été privée de BD durant toute mon enfance. Ce n’était pas une littérature assez sérieuse pour mon milieu bourgeois issu de la province. J’avais droit à des livres, à des tableaux, mais pas à des bandes dessinées. Je ne savais pas que cela allait me manquer jusqu’au jour où j’ai fréquenté quelqu’un qui était issu d’une famille d’universitaires plutôt progressistes et tournés vers le monde anglo-saxon. Je suis tombée sur les Peanuts et des tas de choses extraordinaires et je suis littéralement tombée amoureuse de la BD ! Peu de temps après, alors que j’étais étudiante à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, j’ai découvert que, dans mon Centre de Recherches historiques, il y avait un séminaire sur l’histoire de la bande dessinée.

Le célèbre séminaire de Pierre Couperie.

Exactement. Je m’y suis inscrite en 1980 et je l’ai suivi jusqu’à la fin du séminaire en 1997. C’est là que j’ai pu rencontrer des gens qui sont devenus mes amis comme Nicole Lambert ou Annie Baron-Carvais qui ont été de fidèles auditrices et amies de Pierre Couperie. Ce séminaire était passionnant pour une historienne car il ne traitait pas seulement de la BD en tant que telle : il la réinsérait dans tout un contexte social, politique, économique. C’était en même temps l’histoire d’un médium, des journaux, et l’écho des grands mouvements artistiques et littéraires qui se reflétaient dans la BD, aussi bien aux États-Unis qu’ici.

Une critique historique de l’usage du Moyen Âge dans la BD
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Ce n’est pas la première fois que vous vous consacrez à une exposition à la BD.

En 1984 ou 1985, j’avais participé à une exposition dans la chapelle de la Sorbonne dans laquelle on s’attaquait à un personnage que l’on adorait pourtant : Alix de Jacques Martin. Mais avec notre regard d’archéologue, nous avons relevé un certain nombre de gigantesques erreurs qui auraient pu être drôles si l’auteur ne se présentait pas comme une source majeure pour les enseignants, principalement ceux du secondaire. On avait donc exposé les sources documentaires de Jacques Martin et montré comment il les avait lues de travers, et notamment son fameux plan d’Athènes où figurait le Musée archéologique de 1950 ! Cela s’est très mal passé : il nous a envoyé l’avocat et il a fallu qu’il y ait conciliation. Plus récemment, à la Bibliothèque Nationale de France, j’ai accompagné une exposition dirigée par Thierry Groensteen sur les Maîtres de la bande dessinée. Je n’ai participé ni à l’exposition, ni au catalogue mais j’ai réalisé une exposition virtuelle : « La BD avant la BD ». M’étant spécialisée dans l’enluminure médiévale, je me suis très vite intéressée au langage, à l’image séquentielle, à sa chronologie qui m’étaient apparus, dans certaines d’entre elles, très proches de la bande dessinée, même s’il n’y a absolument aucune filiation. A toute époque, des artistes ont eu envie de faire passer une histoire, le mouvement, le son, etc. Des artistes d’aujourd’hui ont quelquefois le même procédé que des artistes du Moyen Âge. Or, ils ne les connaissent pas : ce sont donc le plus souvent des ré-inventions.

Je saute sur l’occasion pour vous poser la question : Est-ce que la Tapisserie de Bayeux est une bande dessinée ?

Certains historiens considèrent qu’elle se rapproche plus du cinéma que de la bande dessinée ! Parce qu’il y a une sorte de déroulé proprement cinématographique avec des effets d’insertions dans l’image comme ce bâtiment dans lequel chaque étage représente une séquence différente, un peu comme dans un flash-back. Mais au niveau de la représentation, on peut néanmoins comparer les « coutures séquentielles » de la Tapisserie de Bayeux avec les motifs qu’utilise Tove Jansonn dans Les Moomins. Dans les enluminures, on retrouve le principe des cases mais avec un classement qui peut-être psychologique, et non pas séquentiel.

Danièle Alexandre-Bidon. ingénieure d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, médiéviste spécialisée dans les enluminures et disciple de Pierre Couperie, elle a travaillé sur plus de 1500 BD représentant le Moyen Âge.
Photo : D. Pasamonik Agence BD)

Dans le même ordre d’idée, est-ce que le phylactère est une ancêtre de la « bulle » ?

Oui et non. Non, parce que la plupart des phylactères ne « disent » pas quelque chose d’oral mais sont simplement les premiers mots d’un texte écrit ou comportent le nom du personnage. Dans d’autres cas, on voit le sens s’exprimer librement dans le dessin sans qu’il y ait besoin de « bulle » ou de « phylactère ». Ce sont des mots, des onomatopées, des injonctions, quelquefois des injures… Je ferai un jour livre sur ces antécédents du langage de la bande dessinée dans les enluminures médiévales.

Votre exposition est extrêmement riche. Beaucoup d’auteurs ont représenté le Moyen Âge.

C’est un dixième de ce qui existe en réalité. Je travaille actuellement sur un corpus bien supérieur à celui-là : j’ai recensé plus de 1500 épisodes ou historiettes qui racontent une histoire médiévale, en commençant par Le Baron de Cramoisy de Christophe jusqu’à aujourd’hui. Je n’ai pas fini de les traiter car on entre de plus en plus souvent dans un Moyen Âge fantastique marqué par l’Heroïc Fantasy, très différent de celui qui est représenté ici et qui couvre pour l’essentiel la bande dessinée des années 1940 à 1980.

Comment caractériser l’approche du Moyen Âge par les auteurs de bande dessinée ?

C’est d’abord une histoire patriotique. On est vraiment dans la construction d’une identité nationale. On cherche à donner des exemples, exactement comme au Moyen Âge, on donnait des exemples « catholiques. » On raconte les grands évènements qui ont marqué l’histoire de la France ou de la Belgique avec des personnages héroïques qui offrent leur vie à la patrie.

« La lueur verte », Tintin, 1957
© Liliane & Fred Funcken
Liliane et Fred Funcken utilisent en fond, sur une tapisserie, une enluminure que seuls les médiévistes peuvent apprécier : Les Morales de Saint-Grégoire sur Job.
Morales de Saint Grégoire sur Job, Paris, BnF, ms Latin 15575, XIIIe s.
© BnF

Une continuation de la chanson de geste, en définitive ?

Pas vraiment, parce qu’à l’époque médiévale, les gens ne se battaient pas pour une patrie, mais pour leur seigneur. Ici, on assiste à un vrai discours patriotique et scolaire, en particulier dans les années 1950-1960. Une découverte pour moi a été de m’apercevoir que ces BD sont farcies d’allusions à des enluminures que les auteurs ont vues dans des expositions ou dans des livres. Ce n’est pas seulement la volonté de documenter une histoire : c’est souvent une relation intime avec une époque qui a fourni des dessinateurs de métier comme les enlumineurs. Beaucoup de dessinateurs de BD ont fait des illustrations pour des livres scolaires ou pour l’édition enfantine. Chaque guerre a suscité un certain nombre de motifs : quand Prince Valiant combat les Huns, on sait très bien que ce sont des Allemands dont on parle.

Il se dégage néanmoins une typologie…

En effet, il y a un mélange de réalité et de fiction totale qui se réinvente à chaque période avec de nouveaux outils conceptuels, avec de nouvelles manières de voir le monde et la société. Un Robin des Bois de 1940 n’est pas le même qu’un Robin des Bois d’aujourd’hui. Dans un album sur Saint-François d’Assise, on injectera tout ce que l’on sait aujourd’hui de la pauvreté, des sans-abri, etc. On projette. Les livres d’histoire ont changé pour les mêmes raisons : on ne compare plus, comme on le faisait alors, Pétain à Charles V !

Les auteurs de BD sont-ils de bons historiens ?

Finalement très peu. La BD n’est pas faite pour étudier l’histoire. La fiction, l’aventure, le récit sont prioritaires et il est hors de question de reprocher à un auteur d’être un mauvais historien ! Cela dit, les auteurs postérieurs à ce que l’on a appelé la Nouvelle Histoire sont en contact avec les historiens : Pellerin a fait des fouilles, il n’hésite pas à aller sur le terrain avec des archéologues et à prendre la truelle pour travailler avec eux.

Matthieu Bonhomme et Gwen de Bonneval, Messire Guillaume : Le pays de vérité, tome 2, 2007
© Dupuis
Dans Messire Guillaume, Matthieu Bonhomme et Gwen de Bonneval s’inspirent du Livre des Merveilles
Livre des merveilles, Paris, BnF, ms Français 2810, XVe s.
© BnF

Chez François Bourgeon, il y a des recherches jusque dans la langue !

Les médiévistes ne connaissent pas la langue que l’on pratiquait au Moyen Âge. Ce que fait Bourgeon donne une image de la langue parlée, mais une grande partie en est inventée. On en parlait probablement pas comme cela. Cela dit, par rapport à l’histoire des mentalités, comme l’auteur de BD est amené à faire vivre réellement ses personnages, il tombe quelquefois très juste. Et quand il y parvient, l’historien ressent un sentiment magnifique. Ceux qui y réussissent le mieux en ce moment sont les auteurs de Messire Guillaume, Gwen de Bonneval et Matthieu Bonhomme (Dupuis). Chez eux, l’image médiévale enrichit la BD sans que cela ne soit dit nulle part. La plupart de leurs lecteurs ne peuvent pas le savoir, n’ont pas à le savoir. Ces auteurs sont juste investis dans une idée du Moyen Âge qu’ils se sont faite en regardant les manuscrits, en allant dans des expositions, ou en lisant des travaux d’historiens. De temps en temps, ils sont meilleurs que les historiens car ils comprennent comment les gens vivaient à cette époque. Tous les historiens n’en sont pas capables !

Propos recueillis par Didier Pasamonik.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Lire aussi : « Un Moyen Âge de bande dessinée à Paris et à Bouillon
LIEU
Tour Jean sans Peur
20, rue Étienne Marcel - 75002 Paris
01 40 26 20 28 - www.tourjeansanspeur.com

ACCÈS
Métro : Ligne 4 (arrêt Étienne Marcel)
RER : RER A, B, D (arrêt Châtelet-Les Halles)
Bus : 29 (arrêt Étienne Marcel-Turbigo)

HORAIRES D’OUVERTURE
Exposition présentée du 14 avril au 14 novembre 2010
de 13h30 à 18h du mercredi au dimanche

JEUNE PUBLIC
Parcours-jeux sur la tour et l’exposition offerts pour les 7 - 12 ans.
Espace lecture pour les enfants

CONTACTS
tél. : 01 40 26 20 28
fax : 01 40 26 20 04
courriel : tjsp@wanadoo.fr

Conférences

réservation indispensable au 01 40 26 20 28

Mercredi 5 mai à 19h

La peinture néogothique aux origines de la bande dessinée moyenâgeuse
par Danièle Alexandre-Bidon, commissaire de l’exposition

mercredi 8 septembre à 19h

De Prince Vaillant à Donjon : l’image du château fort dans la BD
par Xavier Dectot, conservateur au Musée National du Moyen Âge - Thermes et hôtel de Cluny

mercredi 29 septembre à 19h

Ivanhoé, de Walter Scott à la bande dessinée
par Michel Pastoureau, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études

· réservation indispensable au 01 40 26 20 28

mercredi 30 juin à 19h :

Victoire au noble Roy François
Promenade musicale autour de La guerre de Clément Janequin
par le quatuor vocal “Les Enchantés” ( Macha Lemaître, Anaïs Bertrand, Martial Pauliat, Igor Bouin)

Coordonnées Archéoscope de Bouillon : Jean-Louis de Wit, responsable.
Courriel : bs715817@skynet.be
http://www.archeoscopebouillon.be/

 
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