Dany à l’honneur avec deux intégrales

Pour rappel, en ayant racheté en octobre 2019 une partie du catalogue de Joker (P & T Productions), Dimitri Kennes a dopé son offre de bande dessinée d’une grande série de titres. Il était normal qu’il décide d’en profiter pour conforter son catalogue avec les œuvres de Dany, d’un côté un gros recueil de ses albums de blagues coquines (Ça vous intéresse), et de l’autre, la série qui l’a rendu célèbre : Olivier Rameau.

Après un premier tome paru fin 2019, Kennes Éditions avait initialement prévu de publier la suite des quatre recueils chaque trimestre, afin de terminer avec le tout de cette mémorable série en une année. Mais voilà, le coronavirus est passé par là, et le second tome de cette intégrale destiné initialement à paraître début mars a été repoussé à la fin du mois d’août.

Hormis les couvertures (une bonne chose car la précédente version n’était pas des plus réussies) et un peu de mise en page, le contenu de cette intégrale demeure exactement la même que l’édition proposée par Joker il y a près de dix ans mais bénéficie cette fois d’une édition de meilleure qualité. Rappelons-en les grandes lignes…

Merveilleux Dany

Le premier recueil des éditions Kennes

Alors assistant au studio de Greg, Dany y avait fait ses classes dans les années 1960, réalisant de menus travaux avant que son patron ne vienne le trouver avec une idée totalement décalée, comme l’expliquait Christelle & Bertrand Pissavy-Yvernault dans l’introduction du premier recueil. "En fait, je voulais prendre le contre-pied de ce qui se faisait en bande dessinée", expliquait Greg dans un entretien accordé à Thierry Groesteen, repris dans ce dossier de dix pages pour cette première intégrale. "Je venais de diriger Hermann vers Bernard Prince, et le tour était venu pour Dany. Tous les croquis qu’il m’apportait représentaient des gangsters. [...] En fait, je n’étais pas convaincu par son style réaliste..."

C’est le choc !

Dany tombe des nues devant le scénario poétique que lui propose Greg devenu le rédacteur en chef de Tintin : "Tout l’univers était déjà en place : l’oiseau Razibus, les Ziroboudons, la tarte mal cuite, Olivier et Colombe ... Je m’attendais tellement pas à ce type d’histoire que je me suis pris tout cela en pleine figure. Puis très rapidement, j’ai entrevu ce que je pouvais faire avec un scénario comme celui-là..."

Greg avait eu cette idée lors d’un déplacement en tramway vicinal à travers la campagne belge. Désirant une série « gentille » pour son hebdomadaire, il crée alors ce riche monde de Rêverose dans lequel débarquent deux clercs de notaire, dont un certain Olivier Rameau portrait craché de son dessinateur.

La première apparition de cette bande détonne nettement au sein de numéro de Tintin, en octobre 1968 : propulsé entre Dan Cooper, Tounga et Luc Orient, Olivier Rameau est une bulle de rêverie poétique, un monde à part se distinguant même des autres séries moins réalistes mais tout aussi humoristiques qu’étaient Chlorophylle et Chick Bill. Les deux minutes d’arrêt à Hallucinaville ont lancé le signal d’un voyage qui perdure depuis plus de cinquante ans !

Un second recueil taraboumizant

Si le premier tome de cette intégrale était celui de la surprise dégagée par les trois premiers albums de cette série décidément hors du commun, le deuxième est celui de la consécration. Alors que les lecteurs pouvaient se demander comment continuer à développer cet univers décalé, Dany consolide son trait pour offrir des aventures qui rivalisent de dynamique et de poésie, le tout porté par les superbes histoires de Greg.

On profite tout d’abord de la contrastée équipée qui part vers L’Île hypothétique dans La Caravelle de n’importe où, une belle démonstration d’inventivité de la part des deux auteurs, qui détaille encore mieux le monde de Rêverose et quelques-uns de ses habitants les plus farfelus. Le caractère de héros d’Olivier Rameau s’affirme d’ailleurs nettement, que cela soit dans son combat avec un requin ou une nuée de dragons, tout autant que le caractère affirmé de Colombe.

Mais Greg a compris qu’il ne pouvait pas compter uniquement sur le caractère décalé d’Hallucinaville pour charmer indéfiniment ses lecteurs. Aussi se lance-t-il dans deux nouvelles aventures qui mettent en opposition celui de Rêverose et le Vrai-monde-où-l’on-s’ennuie. Comme en miroir, Le Grand Voyage en Absurdie et L’Oiseau de Par-ci, Par-là jouent sur ce contraste en exploitant tout d’abord une équipée rêverosienne dans notre monde, puis une intrusion de gangsters au sein d’Hallucinaville. L’occasion pour les deux auteurs de s’en donner à cœur joie, tout en dégageant un cynique second degré sur le capitalisme et les valeurs qui régissent notre société.

Une magnifique introduction

À grands renforts de citations et d’analyses, le couple Christelle & Bertrand Pissavy-Yvernault analyse tout cela dans l’introduction très efficace de ce second recueil. Ils prennent également le temps de décrire l’incroyable ambiance du studio que Greg avait monté dans un appartement de Bruxelles. À la différence de celui de Peyo ou Graton, il réunissait une série de dessinateurs indépendants qui travaillaient tous sous la houlette de Greg : Dany bien entendu, mais aussi Dupa et Hermann, sans oublier les passages d’entre autres Turk et Bob De Groot. Un statut particulier qui n’empêchait pas les auteurs de s’entraider, ou de collaborer ensemble sur le même album, autour du visionnaire rédacteur en chef du Journal Tintin !

Comme annoncé, le deuxième recueil de cette intégrale se complète de deux courts récits, inédits en albums classiques : Une Poupée pour Leïla, un récit de noël de quatre pages réalisé par Dany en 1986, ainsi que Rêve et cinéma paru la même année où le dessinateur (inspiré par Tibet met en scène une Colombe au mieux de sa forme. Avec des photos d’époque, des illustrations, des publicités et des couvertures de journaux, cette intégrale reprend tous les éléments pour profiter au mieux d’une série qu’on ne se lasse vraiment pas de redécouvrir, car elle n’a pas pris une ride.

L’intégrale reprend également les dernières couvertures réalisées par Dany, en grand format.

Pourtant, à l’époque, Dany commençait tout doucement à tourner graphiquement en rond avec Olivier Rameau : "Après quelques temps, j’étais fatigué de ne jamais dessiner quelque chose qui existe et je ne rêvais plus que de dessiner une vraie ville, sans devoir à chaque fois inventer des trucs impossibles." Ce sentiment et l’envie de voyages de Dany allaient le pousser dans une étonnante direction, au sein de laquelle il s’est investi pendant près de trente ans.

Les Aventuriers du rail

Ainsi, de 1983 à 2001, Dany s’est en effet impliqué dans une bande dessinée destinée au magazine édité par les transports suisses. Comme l’explique Dany :

"Trois ados, Françoise, Daniel et Jérôme parcourent la Suisse dans tous les sens et vivent de joyeuses aventures amusantes, insouciantes souvent, étrange quelques fois, à la découverte de ce magnifique pays. Ils n’ont qu’une obligation : utiliser uniquement des transports en communs. Les trains, bus postaux, bateaux, téléphériques,... permettent en effet de se déplacer pratiquement partout, où et quand on veut."

"C’est d’ailleurs une particularité unique revendiquée par ce pays et c’est la raison pour laquelle les compagnies de transports en commun suisse m’ont commandité ces histoires pour promouvoir leurs nombreux services en visant tout spécialement une clientèle jeune."

Parues dans Junior-club, un magazine distribué gratuitement aux jeunes voyageurs suisses, ces aventures n’avaient jamais été publiées en albums auparavant. Heureusement, le petit éditeur d’intégrale "La Vache qui médite" a comblé cette lacune, en rassemblant patiemment ces journaux, afin de publier la totalité de ces aventures, soit cent trente planches et quatre couvertures que certains amateurs de Dany n’ont sans doute jamais vues auparavant.

Tout d’abord aidé par Phil puis Bob de Groot, Dany reste finalement seul aux commandes de cette étonnante série. Certes, l’objectif publicitaire du projet ne manque pas de sauter aux yeux, mais on y découvre surtout le talent de Dany qui éclot et se confirme au gré des années. Des personnages attachants, de superbes paysages, et des récits dynamiques en dépit du rythme imposé des quatre planches maintenu pendant une grande partie de cette aventure éditoriale.

Outre la mise en avant des beautés suisses, Dany se dévoile derrière ces récits à l’apparente fausse simplicité : l’entraide, son plaisir des voyages et des découvertes culturelles, quelques magnifiques jeunes filles, mais aussi et surtout un franc sens de la camaraderie, de la rigolade et des bons sentiments. Les férus du neuvième art retrouveront d’ailleurs quelques amis de Dany, jouant parfois leur propre rôle, comme Tibet, Franz, Grzegorz & Piotr Rosinki et un clin d’œil tout particulier aux fans de dédicaces.

Sans révolutionner le genre, Les Aventuriers du rail reste pourtant l’une des intégrales marquantes de cette année 2020. Car sa lecture donnera à tous les confinés le sentiment de voyager au travers toute la Suisse, des lacs alpins aux chutes de Reichenbach, sans bouger de son fauteuil. Surtout, il dévoile l’équivalent de trois albums de Dany, pépite exhumée à la fois drôle, dépaysante et très variée.