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Dav Guedin ("Colo Bray-Dunes 1999") : "Vol au-dessus d’un nid de coucou m’a poussé à aller vers les handicapés"

Par Thierry Lemaire le 4 janvier 2013                      Lien  
Les handicapés mentaux comme vous ne les avez peut-être jamais vu. Ça pourrait être le sous-titre de {Colo Bray Dunes 1999}, un récit coup de poing de Dav Guedin, mis en images par Craoman. Le graphisme en rebutera certains, mais ceux qui dépasseront leurs préventions découvriront un récit poignant qui changera peut-être leur vision du handicap mental.

En 1999, Dav Guedin accepte de participer à l’animation d’un groupe de handicapés mentaux adultes dans un centre de vacances du Nord de la France. Une expérience qui a profondément marqué le dessinateur, au point de vouloir la raconter en images. Sombre, sans concession, mais en même temps pleine de tendresse, Colo Bray Dunes décrit le quotidien de ces quelques jours avec une sincérité totale. Une histoire qui se dévore et dont on ressort, comme l’auteur, un peu ko.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter cette expérience ?

Déjà, aux Beaux-Arts, j’ai commencé à faire des portraits de handicapés. Une animatrice m’avait donné des photos. C’était l’occasion de dessiner des visages un peu torturés. Ça avait bien plu au prof. Au bout d’un an, je me suis dit que c’était minable d’utiliser des photos et de ne pas les rencontrer. Je me suis dit « il faut que je me jette dans l’arène ». Et puis j’avais travaillé pas mal de fois dans l’animation avec des enfants de tous âges. Je travaille d’ailleurs encore régulièrement dans une cantine de maternelle. J’ai besoin de ce contact. J’avais déjà travaillé avec des enfants handicapés, mais ils étaient toujours entourés d’enfants « normaux ». Je me souviens d’un trisomique que j’avais encadré en camping. Le matin, il se jetait sur moi en me disant « Bbbissooouuu ! » avec sa tête juste devant la mienne. J’avais vraiment beaucoup apprécié. Et puis il faut dire aussi que j’aurais dû naître idiot. Ma fontanelle se durcissait trop vite, empêchant mon cerveau de se développer. Je pense que j’ai grandi en pensant à ça. Du coup, quand j’ai commencé à travailler avec des handicapés, on m’a dit « fait pour eux comme tu ferais pour toi », ça a vraiment fait tilt. Alors, je me suis lancé dans cette aventure.

Et à quel moment avez-vous décidé d’en faire une bd ?

En fait, quand j’étais là bas, c’était pour faire des portraits. J’avais un petit éditeur qui m’avait demandé de récolter des dessins de handicapés pour faire un livre. Ça n’a pas marché finalement. Après, j’ai commencé à bosser pour Le dernier cri, à faire des livres un peu trash. Et je n’arrêtais pas de parler de cette expérience. Tout le monde me disait d’en faire un livre. Et puis je me rendais compte qu’avec le temps, j’oubliais certains détails. Du coup, j’ai tout écrit un an après.
Dav Guedin ("Colo Bray-Dunes 1999") : "Vol au-dessus d'un nid de coucou m'a poussé à aller vers les handicapés"
Le livre a d’abord été publié par votre maison d’édition Taste Y Cool. Comment c’est venu jusqu’à Delcourt ?

Une fois qu’on a fini les trois fascicules, on a eu envie de le proposer à de plus gros éditeurs. On a d’abord eu l’idée de Charrette, dans une coédition. Mais on voulait également tenter plus gros. Loïc Dauvillier m’a donné le contact de Lewis Trondheim. Et Lewis Trondheim m’a répondu une heure après. Il voulait lire la suite (je ne lui avais envoyé que les deux premiers). Un autre m’a répondu également, mais pour me dire qu’il n’avait pas les épaules pour éditer un truc comme ça.

J’avais lu les trois fascicules à la suite, et mon regret c’était qu’ils n’avaient pas été publiés d’un seul coup. A la fin de chaque fascicule, il y avait une sensation de frustration que ça se finisse déjà. En un tome unique, l’épaisseur apporte beaucoup.

La frustration des trois fascicules, c’était vraiment calculé. Taste Y Cool, c’est moi qui ai mis l’argent. Je n’étais pas riche (je ne le suis toujours pas d’ailleurs). Du coup, je ne pouvais pas payer un gros truc d’entrée. Vu que je le faisais avec Craoman, je ne voulais pas lui donner un travail énorme d’un coup. Donc, on l’a fait au fur et à mesure. Le premier, c’était vraiment pour voir. Ce que les gens allaient en penser. Et ils se sont trouvés super frustrés à la fin du premier. C’était l’effet escompté. Maintenant qu’il est réédité, je l’ai relu. Et je me suis dit « j’aurais dû parler de ça, et de ça. ». Plein de trucs. Il pourrait être deux fois plus gros.

Ce que je trouve bien dans la façon dont vous présenter l’histoire, c’est qu’il n’y a ni pathos ni pitié. Vous n’hésitez pas non plus à montrer beaucoup les mauvais côtés ou les choses lourdes. C’était quelque chose de réfléchi ?

Je voulais être le plus sincère possible. Décrire l’expérience comme je l’ai vécue. C’était important pour moi. A la base, quand on voulait le faire nous mêmes, toutes ces questions de pathos ou de pitié ont été laissées de côté. On s’en fichait. On ne pensait pas à ce qu’on allait nous dire parce que c’était quasiment de l’autoédition. On ne s’est pas censurés.

Mais tout en restant sincère, vous auriez pu être un peu plus pédagogique, moins brut. C’était choisi ou c’est sorti comme ça ?

C’est un peu sorti comme ça. Mais je déteste le misérabilisme, le pathos, ça me dégoûte. Je trouve qu’il y a plein de bd qui sont gâchées par ce genre de choses. J’avais besoin de quelque chose d’hyper brut, hyper sincère. Surtout par rapport à la bd autobiographique. J’aimais bien celle des années 90. Mais depuis 2000, ça tourne en rond. Et moi j’avais un sujet vraiment fort. Et puis parler du handicap, ça m’intéresse à fond, ça me touche. D’ailleurs, je n’ai demandé aucun avis. Je voulais juste montrer comment je l’ai vécu.

Cette façon assez sombre, parfois glauque, de représenter les handicapés mentaux, qui peut rappeler l’ambiance des tableau de Jérôme Bosch, c’est quelque chose de voulu ?

Oui, tout à fait. D’abord, c’est un graphisme dont je suis très proche. Ensuite, pourquoi je devrais faire un truc de façon réaliste ? Non, j’avais envie d’un graphisme un peu trash, un peu punk. Avec une vraie histoire, c’était assez inédit. Il fallait vraiment le faire comme ça, pour moi. Mais il fallait que je reste attentif, parce que Craoman a l’habitude de dessiner des trucs beaucoup plus déformés. J’étais toujours obligé de le canaliser. Mais lui-même faisait attention à ça. Après, il y a des moments où il me disait « pour moi, là c’est réaliste » (rires). Tout ça pour dire que je ne pense pas manquer de respect. En festival, j’ai eu des lecteurs qui au départ n’étaient pas du tout intéressés par ce que ça racontait, certains étaient rebutés par le graphisme. Mais je me souviens d’un lecteur croisé à Metz, qui avait détesté le dessin et qui n’avait pas été emballé par le sujet. Il est revenu à Nancy, il avait lu entre temps et il avait adoré. Je veux que les gens dépasse le graphisme.
Une scène pleine page qui met dans l'ambiance
Est-ce que vous avez montré ce livre aux principaux intéressés, aux handicapés décrits dans l’histoire ?

Non, je ne les ai pas vus depuis dix ans.

Et est-ce que vous pensez que leurs familles seraient gênées ou choquées par cette représentation ?

Je ne pense pas, parce que les familles savent ce que c’est. Elles le vivent au quotidien. Bon, et puis j’ai aussi changé les noms. Non, ce qui était important pour moi, c’est d’avoir un retour des gens qui travaillent avec des handicapés. Et je n’ai eu que des bons retours. Certains m’ont dit qu’ils se sont retrouvés. La plupart a trouvé évidemment que c’était sans concession. Mais aucun n’a trouvé ça insultant.

A la limite, ceux qui pourraient se sentir le plus « offensés », ce sont les autres animateurs dont vous faites un portrait un peu… gratiné.

Oui, mais je m’en fous (rires). Sinon, l’animatrice avec qui je suis toujours en contact a été très contente de lire ça. Elle a découvert à quel point ça m’avait marqué.

A la fin du livre, vous indiquez que vous avez mis plusieurs jours pour vous en remettre.

Ah oui, j’étais complètement vidé. Pendant une semaine après être rentré, je me réveillais toutes les nuits. Ce que je n’ai pas raconté dans la bd, c’est qu’on dormait très peu pendant la colo. Toujours des tours de garde à faire, barricader les portes, laisser les gens sortir pour aller aux toilettes, etc. C’était un peu n’importe quoi. Physiquement, c’était épuisant. J’avais fait du sport pendant tout le mois précédent pour préparer la colo. J’avais pris du muscle. Et bien ce n’était pas suffisant. Et en trois semaines de colo, j’ai tout perdu (rires).

Et pourquoi avoir choisi de confier le dessin à un autre dessinateur ?

J’avais commencé seul et je n’arrivais pas. Ni à me représenter ni à faire le découpage. Je parlais déjà de moi dans le texte, et il fallait que je parle encore de moi par le dessin. C’était un peu bizarre. J’étais bloqué. Et puis Craoman est bien meilleur que moi en découpage. Il a vraiment apporté quelque chose. En revanche, j’ai tenu à dessiner dedans, en mettant quelques portraits faits d’après les photos prises sur place.

Et pendant la colo, vous avez eu le temps de dessiner ?

Un peu, pour en donner aux handicapés. Mais sinon, je n’avais pas le temps.

Un des portraits réalisé par Dav Guedin

En lisant l’album, on a une petite pensée pour le film Freaks.

Ne me dites pas que c’est une galerie de freaks. Ce n’est vraiment pas ce que j’ai voulu faire. C’est vrai que c’est un film que j’aime beaucoup, mais mon influence principale c’est Vol au-dessus d’un nid de coucou. C’est mon film préféré. C’est sans doute un des éléments qui m’a poussé à aller vers les handicapés.

Le discours ambiant sur les handicapés mentaux, c’est de dire qu’ils sont comme tout le monde et qu’il faut les accepter pour ça. Et je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce discours. Ce que j’ai ressenti dans votre livre, c’est plus de dire « ils sont différents, et alors ? »

Ce n’était pas vraiment mon but. Je ne voulais pas marquer la différence de cette manière. Je voulais montrer que pour chaque personne, c’est différent, mais qu’au fond, quand on a trouvé les codes, on a en face de nous une personne avec qui on peut communiquer. En fait, moi j’ai vu des grands enfants.

Et finalement, avec le recul, qu’est-ce que vous retirez de cette expérience ?

D’abord, l’envie d’aller plus vers les handicapés. Avant, quand j’en croisais, j’étais un peu effrayé. Je ne savais pas comment ils allaient réagir. Avec la colo, j’ai eu un panel de tous les comportements possibles. Et à partir de là, j’étais beaucoup plus à l’aise en leur présence. Et puis l’expérience m’a appris que j’étais plus résistant que je pensais. Auparavant, il y a des colos que j’avais quittées en plein milieu parce que des choses me saoulaient dans l’organisation. Avec les handicapés, même si c’était super dur, il n’était pas question pour moi d’abandonner. Et du coup, je me suis mis dans un état second. Comme si je me regardais faire certaines choses. J’ai appris à mettre une certaine distance.

Pour finir, quels sont vos prochains projets ?

Une histoire qu’on a commencé avec Craoman que m’a raconté un ancien colocataire, sur son passé de skinhead, nationaliste breton. Il m’a raconté des choses vraiment horribles, et j’ai trouvé une cohérence entre toutes ces anecdotes. Généralement, quand on parle de skinhead, ce sont des abrutis qui tapent, mais là, ça commence avec des jeunes Bretons en recherche d’identité, qui se retrouvent avec des gens complètement cramés. Et là ils comprennent que ce n’est pas leur milieu, qu’ils ne sont pas sur la bonne voie.

(par Thierry Lemaire)

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