Pour son cinquième anniversaire, la collection 1 000 Feuilles n’a jamais aussi bien porté son nom qu’à l’occasion de la parution de cet impressionnant
album de mille pages et de dix mille cases. Un pavé, c’est réellement ce que le lecteur tient dans ses mains. Un exercice de style qui se révèle, dès la lecture de ses premières pages, aussi abordable que prenant.
Deux infectes, Tipôme et Bumble, sorte de gros insectes, recueillent une étrange créature sur une plage : un naufragé inanimé au physique canin nommé Topuf. Il n’est clairement pas originaire de l’endroit, vu son allure et sa pilosité exacerbée. Parti de chez lui à la recherche d’un nouveau continent, il voyageait sur un navire qui a fait naufrage. Cette Terra Incognita, il l’a découverte, mais sa joie est de courte durée car il a perdu son fils lorsque le bateau a sombré.
Une prophétie circule depuis des générations sur ce continent inconnu ; elle dit qu’un étranger arrivera par la mer et changera tout sur Oudropa. Elle ne courait pas le risque d’être réalisée jusqu’à ce jour : des rochers coupant comme des scalpels et des poissons carnivores géants gardent la plage empêchant les arrivées comme les départs.
Topuf serait-il l’élu ? Son futur définira-t-il les changements qui doivent avoir lieu en ce monde ? Il n’en a franchement rien à faire. Désespéré et revêche, il ne souhaite que retrouver son fils. Mais ses sauveurs, surtout Tipôme, le moins froussard des deux, lui promettent de l’aider à chercher son fils tout en se rendant vers le pied de la Pire-Aînée. Cette montagne, la plus haute de l’île-continent, située à l’autre bout d’un pays traversé par tous les climats et tous les paysages, serait l’endroit où la prophétie doit s’accomplir.
Un long voyage en forme d’épopée drolatique et lyrique démarre, semé d’embûches et de rencontres plus ou moins agréables. Traversant des jungles et des jardins, se frottant à des créatures accueillantes ou hideuses, nos deux héros vont lutter contre leurs tourments et leurs peurs et juguler les appétits de pouvoir de certains. Un périple rocambolesque qui n’en finit pas de rebondir.
Cette aventure ne sera pas de tout repos, car la possible arrivée de l’élu s’est diffusée sur tout le continent et des milliers d’infectes, la race à laquelle appartiennent Tipôme et Bumble, suivent leur leader pour assister à la réalisation de l’oracle.
Marquée par une inventivité qui semble sans borne et une maîtrise narrative certaine, que ce soit dans la construction scénaristique ou dans le découpage, ce pavé dans l’aventure est un essai converti.
L’auteur, fan d’un certain Raymond Macherot, est très inspiré dans ces illustrations animalières, ses personnages ont des caractéristiques psychologiques proches de celles dont le maître affublait ses héros. Le tout au milieu de considérations vitales qui n’alourdissent pas le récit.
Le sentiment de monstruosité par rapport à la taille de l’album est étonnamment relayé par un bestiaire drôle et naïf qui viendra agrémenter les hardies divagations des différents personnages. Doté d’une imagination fertile, David De Thuin joue de l’anthropomorphisme et invoque des créatures des plus étranges aux plus improbables. Cela alimente un univers inquiétant où la menace est toujours présente, des personnages toujours en prise sur le récit, ne laissant pas une minute de répit au lecteur et aucune faille pour sortir de l’histoire.
Malgré ces mille pages, la lecture de cet album n’est jamais rébarbative grâce à une structure assez simple qui fonctionne de façon circulaire. Des groupes de héros sont répartis sur ce continent étrange et doivent tous, pour une raison ou pour une autre, se retrouver au sommet de la Pire-Ainée, cette montagne sacralisée où personne ne monte jamais.
Pour ce faire, David De Thuin organise les opérations en combinant presque aléatoirement et en écho une structure où un nouvel arrivant va permettre de régler le problème du groupe grâce à une capacité personnelle ce qui va permettre d’enchaîner sur un autre groupe et ainsi de suite. C’est facile à lire et surtout efficace, avec à la clé un gain de vitalité surprenant le lecteur jusqu’à la dernière page.
Avec son dessin qui va toujours à l’essentiel, proche de celui de Bouzard par exemple, sans pour autant omettre de donner un fond et un contexte même esquissés à son récit, l’auteur semble mettre sur le papier ce qui lui passe par la tête, ce qui dans cette aventure est une vertu, un don de l’immédiateté qui permet d’être pris par cette fable presque enfantine mais jamais simpliste grâce à la variété des ingrédients qui y sont intégrés.
Truffé de discrètes références et sans temps mort, ce récit picaresque est sans nul doute un des événements BD de ce début d’année par son ampleur et son ambition.
(par Vincent GAUTHIER)
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