Le monument joe Sinnott, artiste extrêmement respecté du milieu des comics, venait de prendre sa retraite définitive, il y a un peu plus d’un an, à 92 ans. Surtout c’était le dernier témoin, l’ultime protagoniste après Stan Lee, Jack Kirby et Steve Ditko à avoir vécu l’ascension de la glorieuse et incomparable période créative de l’éditeur Marvel Comics, dans les années 1960. Une précieuse parole, pourtant fragile, et l’actualité l’illustre à nouveau : à coup de faits tronqués et de demi-vérités, l’Histoire devient facilement une matière modulable, en fonction des intérêts et des susceptibilités.
Sa parole était donc un témoignage de première main, celle d’un acteur majeur de “L’Âge d’argent” des comics, essentielle pour saisir qui a vraiment créé ou fait quoi à l’époque chez Marvel -éternel débat vu que l’enthousiaste Stan Lee a souvent pas mal tiré la couverture à lui- mais Sinnott était dans les bureaux de l’éditeur en ces heures mythiques qui ont vu la création des Fantastic Four, Hulk, Spider-Man, Avengers, etc… Mythologie fondatrice d’une grosse partie de la pop culture et de l’industrie actuelle du divertissement.
Il reste bien sûr le vétéran John Romita qui s’est illustré sur Spider-Man et tant d’autres personnages, mais ce dernier est arrivé un peu plus tard chez l’éditeur. Ici, c’est donc une page qui se tourne définitivement, pour beaucoup d’observateurs, la vraie fin d’une époque.
Joe Sinnott était Né en octobre 1926 dans l’état de New York. Son goût pour la BD se développe à la lecture de Batman et Hawkman, les personnages de DC Comics. Ironie, avec le recul, quand on pense que l’artiste et son coup de pinceau dense et élégant deviendront, pour tous, l’emblème de l’esthétique et de la puissance de Marvel et de ses héros survitaminés.
Un choc visuel et narratif incarné par le tonitruant Jack Kirby, arrivé à maturité, qui venait rien de moins que de révolutionner la BD américaine. Kirby parfaitement accompagné par le talent de Joe Sinnott, son meilleur encreur, puisque dans le processus de création des comics, l’encreur n’est pas un simple ”metteur au propre”, mais bien un intervenant sollicité pour booster et amener un cran plus haut, le travail du dessinateur/narrateur.
Dans les esprits, Joe Sinnott est légitimement le troisième larron de la légendaire association Lee/Kirby qui multiplient alors créations et morceaux de bravoure. « Sinnott a parfaitement compris Kirby et a pu perfectionner l’art de Kirby d’une manière où beaucoup d’autres ont essayé et échoué » nous dit l’historien des comics Daniel Best.
Un jeu dans lequel Sinnott a su remarquablement tirer son épingle du jeu, en dépit d’une vitesse d’exécution vertigineuse et une productivité démentielle -à une époque , délais oblige, il n’était pas rare pour un éditorial d’exiger l’encrage d’un épisode complet pendant le week-end, souvent sur des crayonnés hâtifs… Considérez : en 69 ans de carrière et en dépit des délais serrés et des aléas de la vie, personne n’a vu Joe Sinnott rendre un travail à la qualité moindre ou qui semblait bâclé ! Prodigieux.
Donc nous disions que Joe Sinnott se passionne pour les comics. Après la Seconde Guerre mondiale, il s’inscrit dans une école de dessin de New York en 1949, la Cartoonist & Illustrators School, il y rencontre Tom Gill, son professeur, et devient son assistant pour histoires dessinées d’espionnage ou de western, puisque les super-héros sont sur le déclin, pour Dell Comics et surtout Atlas Comics, label intermédiaire de l’éditeur Timely Comics qui prendra vite le nom de Marvel Comics pour relancer pour de bon le genre super-héros.
Rapidement, Sinnott s’émancipe et rencontre Stan Lee, avec qui il s’entend extrêmement bien, qui lui propose de dessiner et d’encrer des histoires de guerre, de fantastique, d’horreur, du western ou de la romance. Un bel apprentissage. Atlas Comics sur le point de fermer ses portes, Sinnott trouve du boulot ailleurs mais garde le contact avec Stan Lee,. La transition vers ce qui deviendra Marvel Comics s’amorce, l’industrie des comics est en plein marasme, d’autant plus que les censeurs la pointent du doigt.
Mais ça ne va pas durer : le premier épisode des Fantastic Four par Stan Lee et Jack Kirby, lancé en désespoir de cause, casse la baraque et relance finalement l’industrie. Sinnott est dorénavant davantage encreur et Lee lui demande de travailler sur le le numéro 5 de Fantastic Four qui voit l’apparition du Doctor Doom.
Ce n’est qu’à partir du numéro 44 de novembre 1965 que cet as du pinceau devient très demandé : « Les dessinateurs me lançaient toutes sortes de menaces si je ne m’assurais pas que Joe, et seulement Joe, encre leurs pages. Je savais que je ne pouvais pas satisfaire tout le monde et je devais garder les bandes les plus importantes pour lui » dira Stan Lee Il devient l’encreur attitré de Kirby, pour un parcours qui va rester dans les mémoires.
Quand Jack Kirby, lassé par de régulières humiliations, claque la porte de Marvel, Sinnott sera chargé de maintenir la continuité visuelle des séries dessinées par le King of Comics.
Ainsi, il se chargera d’encrer l’ensemble de la série Fantastic Four de 1965 à 1981, son empreinte visuelle prenant l’ascendant quel que soit le crayonneur. On le comprend parfaitement ainsi : un encreur dans les comics n’est pas un simple exécutant, mais bien un créateur important qui doit savoir lui-même dessiner. Surtout que beaucoup de dessinateurs dans ce milieu, les “pencillers”, s’encrent eux-mêmes très mal. C’était le cas de Kirby.
Cette continuité visuelle, il l’exercera, à la demande de l’éditorial, sur d’autres séries. Dans cette vidéo il nous montre son atelier et son matériel de travail, (après la pub).
Joe Sinnott a pris sa retraite “officieuse” en 1992. Comme beaucoup d’autres artistes dans ce cas, il est resté actif et concerné. Multi-primé, il a encré les plus grands, les meilleurs, sur des histoires mythiques et la plupart des personnages majeurs, mais quand ces créateurs travaillaient pour Marvel, exclusivement pour Marvel. Parce ce que s’il a travaillé pour d’autres éditeurs dans sa longue carrière, au crayon ou au pinceau, c’est avant tout un artiste de Marvel Comics, au même titre que le King Jack Kirby.
Le souriant Joe Sinnott l’a d’ailleurs confirmé dans un entretien en 2006 : « Au fil des ans, tout au long des années 1960, DC Comics m’a toujours appelé et m’a demandé si je voulais travailler pour eux, et je leur répondais que Marvel et Stan Lee me donnerait tout le travail que je voulais. Stan m’avait toujours dit : “Joe, quelle que soit l’offre de DC, nous continuerons à te payer plus, quels que soient les tarifs...” À cette époque, tous les artistes ne recevaient pas le même salaire, nous avions tous des tarifs différents Et j’ai apprécié les personnages sur lesquels je travaillais chez Marvel. »
Joe Sinnott était une légende des comics dont l’industrie a toujours unanimement vanté la gentillesse, le talent et la régularité. Son coup de pinceau affirmé était le marqueur emblématique de Marvel Comics, version encrage, comme de l’autre côté Dick Giordano et son trait de plume cassant était celui de DC Comics.
À une époque où les éditeurs cultivaient une certaine identité graphique et narrative, avant que l’outil numérique, bien sûr un simple outil réduit à la manière dont on l’utilise, ne vienne affadir et uniformiser la plupart des œuvres, surtout dans le registre de la colorisation. Pour cette raison et bien d’autres, c’est bien une page de l’Histoire des comics qui se tourne.
(par Pascal AGGABI)
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