Un jour, Daichi, 28 ans, est retrouvé pendu dans la forêt d’Aokigahara, aussi appelée la mer d’arbre, ou la forêt des suicidés. La conclusion de la police est sans appel : il s’agit bel et bien d’un suicide. Mais rien, en apparence, ne semble pouvoir justifier un tel acte, tant la vie de Daichi, entre sa femme qui l’aime et leur jeune fille, semble parfaite.
Qu’est-ce qui a pu le pousser à renoncer à la vie ? Qu’est-ce qu’il a tenté d’étouffer dans cette forêt maudite ? C’est ce que Kai, son tout jeune frère, va tenter de découvrir en partant sur ses traces, au cœur de la forêt. Il pénètre alors dans un monde singulier où rêve et réalité s’entremêlent, et fait la rencontre de surprenantes et étranges créatures, les Ningyo.
Le chemin du deuil
Dans la mythologie japonaise et le vaste bestiaire des Yokaïs [1], les Ningyo sont des créatures à torse de femme, bouche de singe et dents pointues, dotées d’une queue de poisson dorée et d’une voix semblable à celle d’une flûte. On les dit pacifiques, mais gare aux pêcheurs qui en capturent dans leurs filets : la malchance et la guerre s’abat inévitablement sur quiconque tente de leur porter atteinte.
Pas tout à fait semblable à "nos" sirènes grecques occidentales, les Ningyo sont, sous la plume de Mato et le verbe de Mr Tan, des être hybrides entre ces deux cultures, à l’instar du mélange des influences qui traverse leurs derniers projets (Jizo et le présent ouvrage). Elles deviennent des créatures envoûtantes et pernicieuses, hypnotiques et dangereuses.
Mais, au final, on doute de leur simple existence. C’est là la force du livre, une qualité déjà présente dans Jizo : un fantastique pétri de doute. L’histoire de Kai est avant tout l’histoire de la reconstruction d’un être après le suicide d’un proche, acte incompréhensible auquel on doit pourtant, nécessairement, trouver une explication rationnelle.
Le chemin de Kai dans la forêt, c’est celui du deuil, et son dialogue avec les Ningyo c’est la rencontre avec ses propres démons et ceux qui ont hanté son frère. Dans cette perspective, l’ouvrage fait montre d’une sensibilité rare et d’une délicatesse bienvenue. On imagine que cette lecture, aussi pertinente et délicate soit-elle, risque fortement de provoquer de sombres échos chez les lecteurs qui ont pu subir, à l’instar de Jizo, des traumatismes similaires.
Les dessins de Mato sont comme à l’habitude très soignés. Il assume autant son inspiration manga que ses influences européennes, pour un résultat unique et convaincant. Le découpage des cases sur les planches est original, et les auteurs savent se jouer de notre perception pour mélanger passé et présent, réalité et rêve. Les environnements, enfin, sont très travaillés, et la forêt d’Aokigahara rappelle sans aucun doute celle de Princesse Mononoke, elle aussi suspendue hors du temps et pétrie d’une présence mystique.
Le tandem Mato / Mr Tan prend une direction bien visible avec leur série de one shots inspirés de la culture nippone, réinterprétée à l’imaginaire européen. Onirisme et réalisme, sujets difficiles abordés avec sensibilité, trait épuré et précis. La recette fonctionne aussi bien que pour Jizo, mais après ce second tome, on craint l’puisement d’un procédé qui risque de ternir le plaisir de la découverte. À surveiller.
(par Jaime Bonkowski de Passos)
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"Ningyo" - Par Mato & Mr Tan - Glénat - 208 pages - 10€75.
Lire la chronique de Jizo, précédent ouvrage de Mato & Mr Tan paru chez Glénat Manga.
[1] Créatures fantastiques traditionnelles japonaises.