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Delaf & Dubuc : « La création des Nombrils reste une improvisation contrôlée. »

Par Nicolas Anspach le 12 novembre 2009                      Lien  
En quatre albums, les {Nombrils} sont devenus l’une des valeurs sûres des éditions Dupuis. Cette série évolutive aborde le destin de trois adolescentes : deux filles "super-canons" et leur souffre-douleur. L’humour corrosif et cruel de {{Maryse Dubuc}} et {{Marc Delaf}} fait mouche à chaque gag. Les auteurs reviennent dans nos pages sur leurs secrets de fabrication…

Delaf & Dubuc : « La création des Nombrils reste une improvisation contrôlée. »Concernant la fin du tome précédent, comment vos lecteurs ont-ils accueilli la particularité de John John ? Vous laissiez planer le suspense depuis des mois sur ce qui se cachait derrière son casque !

Maryse Dubuc : Notre objectif était de surprendre. Mais c’était tout un défi car les lecteurs avaient déjà prévu un bon nombre de possibilités.

Marc Delaf : Les gens croisés en dédicace nous ont répondu avoir été étonnés. Ça, on n’en doutait pas ! Même nous, à un moment, nous hésitions à choisir cette hypothèse, par souci de crédibilité. Pourtant, cette solution éclipsait toutes les autres possibilités qu’on avait pu imaginer. Nous avons douté quelque temps, puis nous nous sommes dit que nous pouvions nous le permettre car nos personnages évoluent dans un monde humoristique. En fait, tout résidait dans la manière de montrer la particularité de John John. Et là, nous sommes restés très pudiques : on ne voit John John que de dos. On ne le voit jamais vraiment sans son casque. En fait si, parce qu’on le montre à la toute fin de l’album, mais on le représente bébé. Je pense que ces astuces de mise en scène ont permis de faire passer la chose. Cela peut paraître tiré par les cheveux, mais il existe bel et bien des cas semblables. C’est d’ailleurs l’histoire de jumelles vivant aux États Unis qui nous a inspiré. Elles doivent avoir aujourd’hui près de dix-huit ans et vivent une vie relativement normale.

Maryse, l’écriture des dialogues semble être fort importante pour vous. On devine le travail que cela vous demande pour être percutant et faire parler vos personnages de manière différente. Est-ce dû au fait que vous aviez écrit des romans pour la jeunesse avant Les Nombrils ?

Dubuc : Mettre en scène un trio de personnages est tout un défi car les dialogues doivent être les plus courts possible pour que chacune puisse s’exprimer. Au final, il y a énormément de texte. J’aime effectivement travailler mes dialogues pour qu’ils soient fouillés, et que la manière de parler de mes personnages soit la plus orale possible. En lisant les gags, les lecteurs doivent ENTENDRE les personnages ! C’est le plus important.
Et puis, nous essayons de les pousser toujours plus loin dans la méchanceté et la cruauté. Il faut donc travailler les dialogues dans ce sens. Si nous négligeons cette dernière étape, les textes ne seront que dramatiques. Pour en faire ressortir l’humour, il faut pousser plus loin. Trop loin, même. C’est à ce moment que ça devient drôle. Par exemple, si Jenny dit : « Karine, tu n’as pas de talent », ça tombe à plat. Mais : « Pauvre Karine ! Ce doit être dur de ne pas avoir de talent », c’est plus rigolo !
Qu’avez-vous publié dans la presse jeunesse ?

Extrait du T4 des Nombrils
(c) Delaf, Dubuc & Dupuis

Dubuc : Quelques romans pour adolescents et des livres illustrés pour les plus petits. Sous mon nom complet. Depuis le début des Nombrils, je n’ai écrit qu’un seul album pour la jeunesse. Je devais continuer une série et honorer un contrat en cours. Par manque de temps, j’ai choisi de concentrer mes énergies sur Les Nombrils.

Revenons au Nombrils. Vos gags contiennent un grand nombre de cases. Il n’est pas rare d’en dénombrer douze ou treize par page. Est-ce dû au fait que vous avez trois intervenantes et de nombreux personnages secondaires et que vous devez faire réagir tout ce petit monde ?

Delaf : Effectivement ! On est même allé jusqu’à 17 cases ! Chaque planche ne constitue pas qu’un gag. Nous devons suivre un double objectif pour chacune des pages : nous avons un fil rouge que l’on doit suivre d’un gag à l’autre. À chaque page, nous devons trouver un bon gag, une chute, et y laisser suffisamment d’indices pour mener à un retournement en fin d’album. C’est donc pour cette raison que certaines pages sont assez chargées. Ceci dit, on accorde une grande importance à la clarté et à la lisibilité. Les planches peuvent être denses, mais ne doivent pas être surchargées.

Dans une précédente interview accordée à ActuaBD, vous nous avez confié que votre jeunesse vous reliait encore à l’adolescence. N’avez-vous pas peur de perdre ce lien en vieillissant ?

Delaf : Plus les années passent, plus on s’éloigne de notre adolescence. Au fil des ans, nous apprenons à connaître mieux nos personnages. En restant fidèles à la personnalité des trois héroïnes, nous pourrons continuer longtemps les Nombrils. A priori, la série s’arrêtera un jour. Je ne me vois pas raconter les déboires d’adolescentes à 65 ans (Rires).

Dubuc : Les personnages des Nombrils sont adolescentes. Mais si nous les sortons du contexte de l’école, on s’aperçoit qu’elles vivent des aventures proches de celles des jeunes adultes.

Pourraient-elles vieillir ?

Delaf : Nous ne nous l’interdisons pas. À condition que cela permette de faire avancer l’histoire vers une direction intéressante. Mais ce n’est pas à l’ordre du jour pour le moment.

Ces filles se font courtiser, draguent les garçons et vivent des histoires d’amour avec beaucoup de bonheur, et parfois de souffrance. Mais finalement, vous restez assez pudiques. Vous ne montrez que des bisous échangés entre les couples…

Delaf : Nous allons déjà assez loin dans le côté sexy : les strings qui dépassent du pantalon, les petits tops hautement révélateurs, etc. Nous n’avons pas besoin d’en rajouter. Nous préférons suggérer. Surtout que la sexualité des personnages est omniprésente dans Les Nombrils, notamment par le côté hyper-sexualisé de Jenny et Vicky.

Dubuc : Les Nombrils traitent de l’adolescence, mais s’adressent aussi à un jeune public. Il faut le ménager. Les adultes peuvent s’imaginer la sexualité des personnages, mais les enfants, eux, n’ont pas envie d’en savoir plus.

N’est-ce pas une question de ressenti ? Darasse et Zidrou abordent la sexualité de leur héroïne dans Tamara tout en restant soft…

Delaf : Certaines cases sont assez représentatives. Dans le dernier album, j’ai dessiné Mélanie et Dan entièrement nus sous une chute d’eau, en Afrique. Dans un autre gag, Jenny embrasse goulument un garçon dans une position plutôt suggestive. Nous pouvons nous permettre d’aller dans cette direction en respectant certaines limites.

On sent que vous jouez de l’élasticité, de la morphologie de vos personnages pour pousser plus loin leur expression.

Delaf : C’est vrai. J’ai beaucoup travaillé en animation et je crois que ça me vient de là. Sur une chaîne de production de dessin animé, il est difficile d’approfondir son style personnel car tous les dessinateurs doivent s’adapter au style de la série sur laquelle ils travaillent. Au bout d’un certain temps, le dessinateur se pose alors inévitablement des questions sur son propre style graphique. Quand nous avons commencé Les Nombrils, j’avais un criant besoin de me lancer dans un projet personnel car je sentais que peu à peu, je perdais mon identité graphique. Ce graphisme est venu assez naturellement sur les premiers croquis préparatoires des Nombrils. C’est étonnant car, si je prends un papier et un crayon pour m’amuser, je ne dessinerais pas forcément avec ce style. Le dessin des Nombrils est très en volume, construit, pensé pour l’animation des personnages.

Une adaptation audiovisuelle des Nombrils serait compliquée. Les bras et le buste de vos personnages, surtout chez Karine, iraient dans tous les sens…

Delaf : Oui. Je ne sais pas si j’apprécierais de voir notre série adaptée. Pour avoir discuté avec quelques collègues qui ont vu connu le passage de la BD à l’écran, je ne suis pas certain que le perfectionniste en moi apprécierait (Rires)...
Ceci dit, j’aurais peut-être avantage à me débarrasser de ce perfectionnisme. Je trouve mes planches très lisses, avec un côté trop parfait dans le trait. J’aurai envie de me relâcher un peu plus. J’admire par exemple le dessin spontané de Christophe Blain. Ce dernier arrive tout de suite à transmettre une émotion. Son trait vibre !
Un jour, je m’octroierai une récréation pour me ressourcer et évacuer certaines habitudes dans mon travail.

Extrait du T4 des Nombrils
(c) Delaf, Dubuc & Dupuis

Vous en avez besoin ?

Delaf : À moyen terme, oui ! J’ai envie de me renouveler. Quand je dessinais le premier tome, j’avais l’impression de réinventer ma façon de dessiner. C’était très jouissif. Aujourd’hui, je ne ressens plus les mêmes sensations. C’est la première fois que je travaille autant de temps sur les mêmes personnages et les mêmes décors. La recherche graphique me manque, tout comme l’envie de me plonger dans un tout autre univers. Une courte parenthèse entre deux albums des Nombrils pourrait sans doute me permettre d’y revenir avec plus de plaisir.

Vous aimeriez vous tournez vers quel style ?

Delaf : C’est encore beaucoup trop tôt pour le dire. Mais sans doute vers un dessin un peu plus réaliste.

Dubuc : Le dessin humoristique engendre beaucoup de contraintes. Il faut privilégier la lisibilité et l’ordre de lecture dans les cases. Marc est une d’une grande souplesse et change rapidement l’angle de la caméra d’une scène si on s’aperçoit que le récit y gagne en efficacité. Beaucoup d’auteurs de BD n’ont pas cette facilité. Il a acquis cela dans l’animation.

On sait que vous travaillez sur une tablette graphique. Mais utilisez-vous le papier pour le story-board ?

Delaf : Quasiment plus ! Auparavant, je réalisais un story-board sur des feuilles. Mais j’ai changé ma manière de travailler pour ce quatrième album. En fait, c’était une étape inutile : Je scannais mon découpage crayonné, puis le retravaillais sur ordinateur pour le nettoyer. Maintenant, je le dessine directement sur l’ordinateur. Cela me permet de réaliser mes croquis de manière plus rapide et je peux les réorganiser comme je l’entends grâce à Photoshop. C’est vraiment un gain de temps. Il n’y a donc presque plus d’originaux pour Les Nombrils.
Ceci dit, j’ai envie de dessiner d’après nature sur des carnets de croquis. Cela pourrait m’aider à déterminer la direction vers laquelle va tendre mon trait pour ma future récréation.

Dubuc : Le travail sur la tablette-écran a influencé le style de Marc. Il ne lui serait plus possible de dessiner cette série sur du papier à dessin.

Delaf : J’ai développé une technique où je travaille en très grand format sur l’écran. Quand j’encre l’œil de Jenny, par exemple, j’effectue un geste ample. Je crois que je n’arriverai pas à avoir la même dextérité avec la technique traditionnelle.

Le troisième album des Nombrils a été tiré à 120.000 exemplaires et le tirage de celui-ci frôle les 180.000 exemplaires. Comment faites-vous pour ne pas vous sentir le nombril du monde de l’édition, ou en tout cas de Dupuis ?

Delaf : En relativisant ce qui nous arrive. Et en y pensant le moins possible surtout. Sinon, nous ressentirions une énorme pression. Nous sommes heureux que la série ait rencontré un public. Mais ce qui nous importe avant tout, c’est de continuer à nous faire plaisir en la réalisant. Nous faisons Les Nombrils avant tout pour nous-mêmes. Nous ne rencontrons le public que lorsque nous devons promouvoir l’album.

Dubuc : Le succès nous motive à passer un nombre d’heures incalculable sur une page et à essayer de régler tous ces détails qui peuvent faire la différence. Nous avons conscience que le prix d’un album est onéreux. Chaque tome des Nombrils coûte près de 10 €. Ce n’est pas rien ! Il faut que les lecteurs s’y retrouvent. On peaufine donc les moindres détails.

À la fin de ce quatrième album, Karine se prend en main et évolue. Avez-vous une vision à long terme de votre série.

Dubuc  : Nous avions envie, depuis quelques années, de réaliser de gros changements pour ce personnage. Nous devions attendre le bon moment pour effectuer cette métamorphose. D’autres modifications vont avoir lieu pour d’autres personnages plus tard.

Delaf : Nous ne savons pas quand ce genre de changement aura lieu. Nous avons beau construire la fin de l’album à l’avance, on finit toujours par changer d’idée ! Chacune des pages constituent un gag, avec une chute. Ces chutes font dévier l’histoire dans un sens ou dans un autre. Et nous devons la réajuster à mi-parcours. Souvent, la fin que nous avons choisie en entamant l’album ne fonctionne plus pour différentes raisons. La création des Nombrils reste une improvisation contrôlée. Par exemple, pour le quatrième album, nous pensions faire mourir Mélanie. Nous voulions poursuivre la descente aux enfers de Karine, puis nous avons opté pour une autre fin, en donnant à cette dernière une vraie victoire.
Dans votre trio, Karine se laisse plumer par les autres, mais elle est pourtant la moins stupide de toutes.

Dubuc : En tout cas, c’est définitivement elle qui a le plus grand potentiel évolutif. Maintenant, il faut voir comment les choses vont tourner pour elle. Nous avons des pistes pour le T5. Il va falloir rééquilibrer les rapports entre nos personnages. Karine a évolué, mais la naïve au grand coeur que nous connaissions n’est pas définitivement disparue...

(par Nicolas Anspach)

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Lire les chroniques des T1, T2, T3 et T4
Et des interviews :
- « Nous aimons surprendre le lecteur. » (Novembre 2008)
- « Les Nombrils sont une improvisation contrôlée ! » (Mars 2008)

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