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Derib ("Buddy Longway") : « La mort de Buddy était prévue vingt ans avant »

Par Jean-Sébastien CHABANNES le 7 décembre 2013                      Lien  
Derib fêtera l'année prochaine ses cinquante ans de carrière... et c'est loin d'être anodin ! Nous avons profité de cet évènement important pour revenir avec lui sur les longues années de travail qui lui ont permis de se faire une place parmi les grands noms de la B.D. francophone.

De quelles couvertures de Buddy Longway êtes-vous le plus fier ?

Il y a celle de « L’Ennemi » qui me plaît bien. Elle était extrêmement efficace, sur fond blanc. D’ailleurs, le Lombard a créé une collection de mes albums qui s’appelle « La collection blanche ». Blanche car toutes les couvertures des albums sont sur fond blanc. Et justement, « L’Ennemi » était ma première couverture où il y avait un fond blanc. Donc, celle-là, je l’aime particulièrement bien. Une qui me touche beaucoup aussi, c’est « Chinook » (NDLR : Prononcer « Tchinouk »). C’est la couverture du premier album où je faisais tout : dessin, scénario, couleurs... Quand on fait son premier album tout seul, c’est toujours très émouvant une première couverture.

Derib ("Buddy Longway") : « La mort de Buddy était prévue vingt ans avant »

Vous faite partie de ces auteurs dont la réalisation des couvertures d’albums diffère des planches. Ce sont de véritables peintures.

J’étais un fervent admirateur de Jijé et bien évidemment de Giraud, ensuite. Giraud a installé des couvertures de très hautes qualités, c’était un extraordinaire gouachiste. J’ai donc essayé modestement d’en faire aussi. Avec moins de talent mais autant d’espérance. Et c’est pour ça que, pendant des années, j’ai travaillé à la gouache. Les premières couvertures de Buddy étaient au trait noir. Mais ensuite, de l’album « Seul » jusqu’au «  Dernier rendez-vous », j’ai en effet travaillé les couvertures à la gouache. C’est seulement à la reprise de Buddy Longway (pour le dix-septième album et après quinze ans d’absence) que j’ai repris l’aquarelle. Je maîtrisais crayons et aquarelles quand j’avais treize ou quatorze ans et je me suis rendu compte que je n’atteindrai jamais le niveau que j’avais espéré à la gouache ( Rires ). Donc je m’amuse bien maintenant à l’aquarelle. J’ai plus de personnalité, je me sens plus libre… Pour information, le premier qui a fait une couverture peinte et qui a marqué les esprits, c’est Jijé avec « Golden Creek » de « Jerry Spring ». Elle a motivé des tas de dessinateurs dont Giraud, Mézières, Hermann, Cosey et moi !

Dans Buddy vous déployez un mode de narration très visuel, sachant très bien, parfois, vous passer de texte. Par exemple, dans le second tome, lors de la rencontre-surprise du héros avec les Indiens. Une scène de quatre vignettes, amplifiée par l’arrivée de la pluie, c’est très efficace…

Pour moi, à partir du moment où Greg m’a fait confiance pour que Buddy paraisse dans le journal « Tintin », je n’ai mis de texte que quand c’était absolument nécessaire. Aujourd’hui ça reste une option que j’ai prise : tout ce qui peut se passer de texte, je le valorise à l’image. C’est d’autant plus valable dans Buddy, car le paysage est le personnage principal. C’est la nature qui domine et c’est aux trappeurs de s’adapter à elle. Donc j’ai toujours valorisé l’image. Les Indiens aussi sont intégrés dans la nature. Et comme ils parlaient essentiellement entre eux par signes (du fait du grand nombre de tribus diverses), cela m’arrangeait bien de les faire parler le moins possible et de valoriser là encore le décor. D’ailleurs, avec toutes ces vignettes qui se superposent, on m’a souvent dit que Buddy était un petit peu à la base d’une nouvelle conception du découpage. Et donc à chaque fois, avant de commencer une nouvelle page, j’essaye un découpage sur une petite feuille de papier pour faire en sorte qu’elle soit attirante. C’est essentiel pour moi d’avoir du plaisir à mettre en scène une planche pour que le lecteur puisse avoir lui aussi du plaisir à la lire et à la regarder.

Peu de texte, de grand vignettes pour mettre en valeur les paysages, des vignettes qui se chevauchent pour amplifier les scènes d’action et au final des albums qui se lisent assez vite... On devine que cela est volontaire de votre part ?

Quand on essaye de marquer son petit chemin dans la bande dessinée, il convient d’éviter de refaire ce qui a déjà été fait. Si vous regardez par exemple Charlier et ses albums de Blueberry, il y a énormément de texte ! Il faut vraiment un auteur talentueux comme Giraud pour que le dessin attire. Moi qui les feuillette régulièrement, je me rends compte à quel point il a dû être virtuose pour éviter que le texte tue tous les effets. Par contre, si vous prenez les quatre premiers albums de Jerry Spring, il y a en fait assez peu de texte et les planches sur trois bandes étaient extrêmement valorisantes pour le graphisme. Vu que Jijé est mon maître absolu au niveau du réalisme, j’ai essayé d’aller dans son sens mais en « créant » une nouvelle manière de narrer les choses. Avec des dessins qui se superposent… Avec des pages entières avec un seul dessin pour que la nature domine etc. À noter qu’il y a aussi beaucoup d’influences du cinéma. Je me souviens j’étais en train de dessiner la page dix ou quinze de « Chinook ». On m’a dit : va voir ce film, tu verras, ça te plaira. J’ai vu ainsi « Jeremiah Johnson ». Par la suite, je me suis laissé prendre par les souvenirs que m’avait laissés ce film pour essayer d’en transmettre graphiquement les mêmes effets.

Et en ce qui concerne le fait que les albums de Buddy se lisent très vite ?

Ce qu’on me dit souvent, c’est qu’on les lit très vite mais qu’on les relit aussi beaucoup ! J’ai des témoignages très réguliers qui me disent « je l’ai relu deux ou trois fois et j’ai découvert des trucs que je n’avais pas vu au premier regard ». Et puis en refeuilletant simplement mes albums, comme il y a peu de texte, on va plus vite à l’essentiel. On est repris par la dramatique de l’histoire plus facilement que quand il faut tout relire (comme cela va être le cas avec une histoire écrite par Charlier). Et je ne parle pas de Jacobs ou de Jacques Martin où là il faut carrément s’asseoir et prendre son temps une soirée pour recomposer complètement une histoire. Ce n’est pas une critique mais c’est une autre manière de travailler...

Le dessin de Buddy évolue assez vite sur les premiers albums pour se fixer sur un style plus réaliste. C’est assez caractéristique sur votre façon de dessiner les yeux des personnages : de simple points noirs sur le premier album mais qui deviennent des yeux plus réels avec un contour au cours du second album…

Il y a une petite histoire derrière cela. Quand j’ai fait « Arnaud de Casteloup » je ne maîtrisais pas le réalisme et j’ai eu beaucoup de peine à finir la dernière histoire qui était « La Fille du braconnier ». Il y a avait tellement de problèmes graphiques que c’était difficile. Par contre, un style intermédiaire semi-réaliste comme dans « Go west », j’étais très à l’aise et les yeux étaient en effet des points noirs. Donc quand j’ai démarré Buddy, je me suis basé plutôt sur ce style que je venais de « créer » avec Greg pour « Go West ». Mais petit à petit l’histoire elle-même m’a imposé du réalisme : Buddy est une histoire totalement réaliste. Et donc, comme je pratiquais le dessin à longueur de journée, j’ai pu vite progresser et maîtriser davantage le réalisme. Du coup, j’ai vite eu envie de faire de Buddy une histoire totalement réaliste. J’avais hésité à l’époque, j’avais eu peur que les lecteurs soient choqués. Mais finalement, cela s’est passé sans trop de problèmes. Globalement ça ne dérange pas les gens que le style évolue. Et de temps en temps, on me pose encore la question, un peu comme vous venez de le faire… ( Rires )

L’album « Premières chasses » surprend le lecteur avec en fin d’album huit planches anciennes et le retour à un Buddy dessiné comme à la première époque et ses yeux en forme de points noirs…

« Premières chasses » est un album un peu spécial. Vous savez, à un moment donné, il y avait des « Tintin Sélection » avec des histoires courtes que l’éditeur demandait à différents auteurs. « La Jeunesse de Blueberry » est née comme ça d’ailleurs, avant de passer en album. Et donc j’ai fait moi aussi quelques histoires complètes. Et comme le premier épisode de Buddy s’appelait « Premières chasses » j’en ai fait un titre pour ce neuvième album (qui a été dessiné quatre ou cinq ans plus tard). J’y ai décliné d’autres chasses de Buddy et repris cette première histoire pour avoir une logique par rapport à la vie de Buddy. Vous savez, une des choses les plus importantes dans la vie de Buddy, c’est son évolution. C’est-à-dire sa vie avant qu’il ne rencontre Chinook… Ensuite quand il se marie, le fait qu’il vieillisse etc. Donc pour « Premières chasses », j’ai réutilisé ces planches mais je n’ai pas eu envie de les redessiner dans un style plus réaliste. Je déteste redessiner quelque chose que j’ai déjà fait.

Dans le tome onze, Buddy croise la route de Jimmy Mac Clure. C’était une idée très originale et un hommage bien avant l’heure. Comment vous est venue cette idée ?

( Rires ) Oui, ça c’est une histoire d’amitié, c’est un "private joke" comme on dit. J’ai eu la chance de rencontrer Giraud et nous sommes devenus amis. Il est venu en Suisse, on a fait du ski ensemble. On a aussi fait plusieurs émissions de télévision, ce qui nous avait beaucoup rapprochés à l’époque.

Et puis on avait décidé à un moment donné qu’on s’amuserait à mettre en scène nos personnages dans nos albums de B.D. En réalité, Giraud l’a plutôt fait dans un « Tintin spécial » où il a dessiné ensemble Blueberry, Red Dust et Buddy Longway. C’est une page sur le mariage de Jerry Spring et qui fait également partie de l’album « Les amis de Buddy ». J’étais très fier de voir Giraud dessiner Buddy.

C’est le même plaisir comme lorsque j’avais dessiné le personnage de Curly sous les traits de Cosey ou quand j’avais mis en scène directement Giraud dans les planches de Buddy. J’aime beaucoup la bande dessinée et Jimmy Mc Clure est un personnage vraiment génial. Ça m’amusait donc beaucoup de le dessiner à ce moment là, ça le faisait assez bien dans l’histoire du onzième album.

Dans le genre anecdote, à la dernière planche du second tome, Chinook annonce à Buddy qu’elle est enceinte de son fils. Chinook connaissait le scénario à l’avance ? Leur premier enfant ne pouvait pas être une fille ?

( Rires ) Les indiens devaient bien connaître leur corps… Je crois qu’instinctivement une femme peut sentir si c’est une fille ou un garçon… donc j’ai donné cette intuition à Chinook ! ( Rires ) Plus sérieusement, c’était inconscient de ma part, il fallait que Buddy ait un fils au départ. Vous savez, il y a beaucoup de naïveté dans Buddy. Je me suis projeté dans le couple parce que je suis un idéaliste du couple. Je n’étais pas marié et j’avais envie de vivre une belle histoire d’amour. J’ai aussi eu la chance de la vivre (pas avec une Indienne, avec une Belge !) mais le résultat est le même… ( Rires ) J’étais très heureux de raconter l’histoire de Buddy, mon premier était aussi un garçon donc finalement tout cela était très logique… Pour moi, la vie et la bande dessinée, c’est la même chose. Je suis vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans mon métier !

Les premières aventures de Buddy sont souvent des histoires agréables, avec des drames relativement légers. Le ton de la série change à partir des tomes dix et onze…

Ça c’est volontaire ! Je voulais installer une famille et faire qu’on soit sous le charme de cette famille. Presque, qu’on ait envie de la rencontrer. Et quand les guerres indiennes commencent, tout se gâte. C’est la vérité des choses. J’ai lu des témoignages de trappeurs qui vivaient en harmonie avec des femmes indiennes, qui étaient bien perçus dans les tribus et qui menaient une vie à peu près heureuse. C’est ce que j’ai voulu montrer dans un premier temps. Mais comme je suis aussi révolté par les guerres indiennes et le traitement des indiens par les blancs, j’ai voulu mettre ça en avant sur les derniers albums. Tout cela est logique et réfléchi.

Dès le départ, j’en avais parlé avec Greg (qui était mon scénariste et mon rédacteur en chef) et il était séduit par mon idée de faire vieillir mon personnage et de raconter la vie d’une famille. C’était la première fois qu’on faisait ça en bande dessinée, c’était l’originalité de la série. J’avais cherché une dramatique qui se déroule sur des années. Buddy évolue aussi au contact des Indiens. À l’inverse, Chinook devient elle plus américaine. Les deux s’enrichissent par leur vie commune, ce que leurs enfants ont plus de peine à faire. Jérémie est le plus tiraillé alors que Kathleen subit moins. Elle a un caractère plus fort que Jérémie. Tout ça était intéressant à développer.

En effet, Buddy est un des rares héros de BD à vieillir… mais aussi à oser mourir !

Je peux vous dire que la mort de Buddy était prévue vingt ans avant. Je ne savais pas comment il allait mourir, mais je savais qu’il mourrait en même temps que Chinook. Je voulais que cette histoire d’amour se termine ensemble. Il n’y a rien de pire, quand on vit une très belle histoire d’amour, que l’un des deux parte avant l’autre. Ça doit être une déchirure très pénible à vivre… Et ce n’est qu’au moment de l’avant-dernier album que j’ai su comment ils allaient mourir. En relisant les seize premiers titre, j’ai vu dans « Le Secret » qu’il y avait quelque chose de potentiellement intéressant. Et en plus, avec un retournement, car il est assez paradoxal que ce soit un Indien qui tue Chinook et Buddy. Il aurait été plus logique qu’ils le soient par des blancs. J’ai fait cela car je pense que chaque acte dans la vie a des conséquences. Buddy s’était mêlé de la vie de l’Indien dans le tome cinq et ce dernier a définitivement « pété les plombs ».

De nombreux personnages secondaires sont récurrents : Curly, Nancy, Slim le borgne, certains Indiens comme « Cheval qui bouge » et même des animaux comme « Petit loup ».

Et puis « Darky » aussi, son cheval ! Darky est le nom du premier cheval que j’ai eu dans ma vie. J’ai eu des chevaux pendant trente ans, ils ont joué un rôle important dans ma vie. J’ai tenu à ce que Darky ait un rôle dans l’histoire de Buddy Longway. Ils vivent et ils meurent comme les personnages… même si bien évidemment, ils vivent moins longtemps. « Tache de Lune », le cheval de Chinook, meurt aussi, et elle se retrouve obligée de trouver une autre monture. Les chevaux font partie des personnages importants pour moi !

Il est important pour vous de proposer aux lecteurs des références à des personnages antérieurs (et donc aux albums précédents) plutôt que de toujours injecter de nouvelles têtes ?

Dans la vie, on a toujours une espèce de "famille" qu’on voit régulièrement. On a des amis, des connaissances, des relations de travail, donc ça me paraît logique qu’il y ait des personnages récurrents dans la série. Les trappeurs avaient aussi leurs connaissances qu’ils retrouvaient au fort pour vendre leurs fourrures. Ils revoyaient les même personnes, c’était un peu un microcosme. Vous savez, une fois qu’on connaît les personnages, c’est beaucoup plus attachant de les voir évoluer.

Les tomes treize à seize forment un cycle à l’intérieur de la série. Buddy et Chinook sont séparés et jusqu’à leurs retrouvailles, c’était l’occasion de découvrir leur passé respectif ?

Oui, quand on fait une longue série comme ça, il faut aussi être capable de ne pas se répéter trop. Il faut donc trouver des situations qui amènent à connaître encore mieux le personnage. Je voulais que le lecteur sache qui était Buddy, quels étaient ses parents. Pareil pour Chinook. D’ailleurs c’était amusant, à cette occasion, de raconter à nouveau les premières scènes qu’on trouve dans le premier album, quand elle est attrapée et traitée d’esclave par les deux trappeurs, et qu’elle rencontre Buddy pour la première fois. C’était très agréable de redessiner ces scènes avec des prises de vues différentes. J’aime faire plaisir aux lecteurs, c’est ça aussi la bande dessinée…

Entre vos succès que sont Yakari et Buddy Longway, on pourrait croire que votre première partie de carrière est très axée western. Il y a pourtant cet excellent album sur la Chevalerie et le Moyen-âge : « Arnaud de Casteloup ». Vous pouvez nous raconter ?

Dans Spirou, il y avait « Jerry Spring » et l’éditeur ne souhaitait pas qu’il y ait deux histoires de western en même temps. Comme j’adore les chevaux, j’en avais parlé avec Jadoul qui était rédacteur du journal et scénariste en même temps. On a donc créé un personnage du moyen-âge pour que je puisse dessiner des chevaux. C’est la seule raison… ( Rires ) C’était pour les chevaux et aussi pour que je me sente bien dans des histoires de nature ! Par exemple, je n’aurais jamais pu dessiner « Jo » à cette époque. Je n’avais pas les capacités graphiques et intellectuelles pour me lancer dans une telle histoire. Donc en fait, « Arnaud de Casteloup » c’est un western au Moyen-âge… ( Rires ) Mais j’avais quand même une assez bonne documentation sur les costumes et les mœurs du Moyen-âge pour que ce soit assez cohérent.

Petite confidence : l’album que j’ai le plus lu de vous enfant c’est « Go west ». Plus de cent pages sur la conquête de l’Ouest. Vous y aviez mis tous les ingrédients du Western pour régaler le jeune public.

C’est surtout Greg qui était un excellent scénariste, il a réussi à trouver l’histoire. Mais c’était une histoire très compliquée à dessiner avec tous ces personnages pour faire que cela se tienne. Et puis travailler avec Greg, c’est quand même assez génial. Tous les jeunes dessinateurs rêvent d’avoir un scénariste comme celui-là à un moment donné dans leur carrière. Tous ceux qui aiment la bande dessinée dite « classique », l’aventure de base… « Go west » fait en effet partie de cette conception de la BD. Je suis content de l’avoir fait. Quand on l’achète, on en a pour son argent, plus que pour Buddy je pense.

D’où vous vient cette facilité à dessiner des indiens aussi crédibles ?

C’est ce que j’appelle moi “l’esprit indien.” J’ai été baigné là-dedans depuis l’âge de six ans quand j’ai lu justement Jerry Spring avec « Une seule flèche » qui était un Apache et puis « Corentin chez les peaux-rouges » avec des indiens Sioux. Ça m’a complètement marqué. Petit à petit, au fil des années, j’ai lu des documents, j’ai vu des films, j’ai rencontré des Indiens qui sont venus en Europe.

C’est pour ça que j’ai fait « Celui qui est né deux fois » et « Red road » (qui à mon avis est beaucoup plus important que Buddy par rapport aux Indiens). C’est vraiment leur vie au plus proche. C’est une sorte de témoignage de la vie indienne et qui a d’ailleurs été reconnue par les indiens traditionalistes eux-mêmes. Ils ont dit que c’était l’image la plus proche de ce qu’ils ressentaient d’eux-mêmes. Ça m’a fait très plaisir car j’ai en effet une certaine conception de la vie indienne qui me paraît essentielle dans ma vie, comme le respect de la nature, des animaux, des chevaux… Comme je vous ai dit, j’ai monté à cheval pendant trente ans, donc je les dessine correctement. Et puisque les meilleurs cavaliers du monde, c’était les Indiens donc tout ça est très logique et me passionne toujours. Je ne les dessine plus trop aujourd’hui (à part ceux dans Yakari) mais j’espère quand même pouvoir refaire un album western un jour.

L’album de « Jo » en 1991 a été un tournant dans votre carrière ? Vous quittiez le western pour la cause sociale et sanitaire ?

Ce n’est pas un tournant, c’est une révolution ! On passe du western à la vie d’aujourd’hui et dans quelles conditions ! Au départ, tout ça est parti d’un groupe de contact pour jeunesse qui faisait partie de la vie politique de la ville de Lausanne et qui était très sensible aux problèmes des overdoses en Suisse.

Ils s’étaient couchés sur une des places de la ville : chaque personne couchée correspondait à une personne décédée dans l’année mais personne n’avait compris leur action. Alors, une des personnes qui encadrait ces jeunes s’est demandé pourquoi on ne ferait pas une bande dessinée de prévention pour rendre attentif aux problèmes de la drogue ? On m’a contacté et demandé ce que j’en pensais. J’étais très sceptique. Mais petit à petit, ayant moi aussi trois enfants, je me suis rendu compte qu’un jour on serait obligé de leur parler de la drogue et du sida (qui malheureusement devenaient une actualité brûlante). « Jo » au début c’était une histoire complètement folle à laquelle personne ne croyait. J’ai dû investir de mon temps et de l’argent pour faire des dossiers pour aller voir des associations, des fondations, pour que l’idée soit soutenue. Il fallait que les albums soient distribués gratuitement et donc que les livres soient payés à l’avance. Et l’impact a été ensuite formidable auprès des jeunes !

Je me souviens que cet album était distribué gratuitement même dans les bibliothèques universitaires.

Et dans les écoles ! Le tirage de « Jo » est assez extraordinaire, c’était un million trois cent milles exemplaires et traduit en dix langues. Ça a couvert toute l’Europe mais aussi l’Amérique du sud, l’Amérique du nord. Il y en a même eu au Groenland. Malheureusement, c’était nécessaire. Il n’y avait pas d’autre moyen de communication aussi facile qu’une bande dessinée. Et d’ailleurs, ça le reste, puisque les éditions du Lombard le rééditent régulièrement. C’est très rare que je fasse des dédicaces sans que quelqu’un achète un album de « Jo ».

Mais ça reste une histoire très sombre et finalement assez dure à relire…

C’est un peu comme « Love story » au cinéma. C’est basé sur une histoire de jeunes où l’amour est plus fort que la mort, ce que tout le monde espère. J’ai eu à la fois la chance et la tristesse d’accompagner des jeunes jusqu’au bout, de voir comment réagit quelqu’un qui a vingt-six ans et qui se sait condamné. Ça m’a permis de faire de « Jo » un personnage très attachant. C’est tragique quand la mort est programmée et qu’on sait qu’il n’y a pas d’autre voie. C’est assez épouvantable. Malgré cela, j’ai eu l’avis de personnes qui m’ont dit avoir lu l’album vingt ou trente fois. Certains m’ont dit que cela avait même changé leur vie. C’est un album qui a marqué et qui m’a marqué. Je suis passé de la naïveté gentille d’un auteur de BD qui dessine Yakari à une histoire dramatique, totalement vécue et racontée comme un reportage.

Les lecteurs ont longtemps pensé que Derib avait définitivement abandonné Buddy Longway. Vous y êtes revenu mais c’est presque un plaisir de courte durée puisque vous racontez en quatre tomes la mort de Jérémie, de Slim, de Chinook et de Buddy. C’est dur non ?

Les vingt albums étaient programmés. Vingt c’est un beau chiffre. Une série sur vingt albums, je trouve que ça se tient bien. Et donc je me suis dit que sur les quatre derniers, il fallait que ce soit très fort pour que l’ensemble de la série, quand on la lit d’un seul coup, prenne une dimension dramatique importante et fasse réfléchir les gens. Je pense aussi qu’avoir dessiné « Jo » avant de revenir sur « Buddy » m’a donné encore plus d’intention de le faire mourir. Dès le début il était prévu aussi que Jérémie meure. Dès le départ dans « Le Secret », on voit qu’il est très partagé entre les Blancs et les Indiens. Et après, dans « Le Démon blanc », encore plus. Il était très mal à l’aise. Vivre comme cela lui devenait insupportable. Et donc, en effet, sur ces quatre derniers albums, c’est très dense. Il n’y en a pas un seul sans qu’il y ait des gens qui meurent.

La dernière planche du tome vingt avec les trois lettres « FIN » est très suggestive sur la mort qui vient frapper à la porte. L’album aurait pu s’arrêter là mais vous avez préféré rajouter un épilogue. C’était pour lever tous les doutes ?

Non, c’est parce que je ne pouvais pas abandonner Kathleen comme ça ! C’est très important que la seule survivante témoigne de tout ce qu’elle a vécu. Je savais qu’il fallait cet épilogue, pour lui permettre de faire un peu les comptes de toute une vie.

Il ne reste que Kathleen. Est-ce que c’est une porte ouverte pour vous ou pour d’autres dessinateurs sur une suite possible à travers ce personnage ?

Justement, dans ma tête, je sais qu’elle existe. Dans ma tête, je suis sécurisé par elle. Je sais que c’est une fille très forte et qu’elle peut avoir une existence intéressante mais difficile. Mais pour le moment, il y a encore d’autres projets et donc Kathleen, ce n’est pas du tout sûr qu’elle revienne sur le devant de la scène. Et si quelqu’un d’autre voulait le faire, je ne serais pas d’accord. Il n’y a que moi qui peux le faire.

Votre dernier album paru en 2012 s’intitule « Tu seras reine ». On connaissait votre passion pour les chevaux. Moins celle sur les vaches d’Hérens…

Quand j’avais deux mois, à la fin de la guerre, mes parents m’ont amené à la montagne où il était plus facile de vivre. C’était plus facile d’y acquérir des pommes de terre, du lait, du fromage alors qu’en ville, il fallait des bons etc. Et donc on m’a monté là-haut sur le dos d’un mulet où j’ai tout de suite été dans le bain avec les vaches. Elles étaient derrière le chalet et se battaient entre elles pour se choisir une dominatrice (celle qu’il fallait suivre ensuite pour la montée en alpage). Donc les vaches font partie de mon inconscient. Ce sont de belles vaches, très pures et très courtes sur pattes. Trapues, assez agressives, elles défendent leur territoire. J’ai donc voulu faire une sorte de témoignage et rendre aussi hommage à tous ces éleveurs que j’ai bien connus. Je pense que j’avais besoin aussi de faire quelque chose d’un peu plus doux. Il est vrai que cet album n’était pas la priorité du Lombard donc il était plus difficile à trouver en librairie (surtout dans le sud de la France) mais il a quand même été réédité deux fois. Actuellement, on en est à vingt mille exemplaires ce qui, pour un one-shot aujourd’hui, est déjà pas mal. Mais le but n’était pas d’en faire un succès mais bien de se faire plaisir en dessinant ces vaches pendant deux ans. Et je me rends compte en festival que les gens continuent à suivre mon actualité même si ce n’est plus du western.

Dessin de l’auteur réalisé pendant l’interview

Par contre, votre prochain projet porte bien sur les chevaux mais ceux du Jura cette fois-ci !

C’est ça, c’est la seule race de chevaux de Suisse. Au départ c’était des chevaux de travail, notamment pour le débardage qui consiste à couper des troncs en forêt et à les ramener en plaine. Puis, petit à petit, ce sont devenus des chevaux de sport, de balade, de dressage aussi. Ils ont affiné la race. Et ce qui m’intéressait c’est que, comme pour les vaches, ce sont des familles qui s’occupent de ces élevages composés d’une trentaine de chevaux, pas beaucoup plus. Ils vivent au rythme des saisons et, ce qui est amusant, c’est que ce sont très souvent les filles des éleveurs qui reprennent la suite. Or j’aime bien dessiner les filles (une héroïne, ça plaît toujours d’une certaine manière). Là, ce sera de nouveau une héroïne qui raconte l’histoire de ce qu’elle vit avec un étalon dans le cadre du Jura. Je suis en train de travailler sur le synopsis actuellement et j’en aborde les toutes premières pages.

Lors de notre premier contact vous nous avez dit que vous fêterez l’année prochaine vos cinquante ans de carrière. C’est énorme !

Oui, quand j’ai commencé chez Peyo, j’avais vingt ans et, comme l’année prochaine j’aurai soixante-dix ans, cela fait bien cinquante ans. ( Rires ) On va faire un album « L’aventure d’un crayon » parce que j’ai un vrai crayon qui a une soixantaine d’années. Je l’ai eu à l’école, je l’ai gardé et je l’utilise essentiellement pour les dédicaces. C’est un porte-mine et c’est lui qui va raconter mon histoire (avec du recul et un peu d’humour, j’espère). Il y aura plus de deux cent pages pour présenter tous mes travaux hors de la bande dessinée.

Bien sûr il y aura quand même un passage sur la BD, mes découpages mais ce sera plus essentiellement sur de la publicité, sur des cartes de vœux, sur des dessins d’animaux que j’ai faits pour mon plaisir. Bref, il y aura 90% d’inédits. Cette sorte de rétrospective de tout ce que j’ai fait sortira, je pense,au mois de juillet ou août de l’année prochaine. Et je vais fêter ça à la Ferme des bisons en Belgique, lors d’une journée portes-ouvertes. Il y aura aussi sûrement une exposition.

Pour un petit Suisse qui était premier à faire de la bande dessinée, je n’aurais jamais osé imaginer avoir une carrière comme je l’ai eue. Faire autant d’albums, autant de rencontres avec des gens comme Jijé, Franquin, Hergé, Peyo, Roba, Cuvelier… Je les ai tous rencontrés dans cette période de l’âge d’or de la B.D. Je suis un privilégié de ce métier, j’en suis heureux et fier. C’est une vraie passion, elle est partagée avec beaucoup de lecteurs et je ne suis pas prêt d’arrêter !

Propos recueillis par Jean-Sébastien Chabannes
http://pabd.free.fr/ACTUABD.HTM

(par Jean-Sébastien CHABANNES)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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10 Messages :
  • Merci pour cette belle interview ! Je suis un fidèle de Derib de la première heure, j’adore ce grand monsieur, humble avec une belle âme.

    Je lui souhaite longue vie, avec encore de beaux albums à nous offrir.

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  • Merci pour cette interview digne du grand Monsieur qu’est Derib.

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  • Derib a eu la chance d’être tombé au bon moment et d’être ami avec Greg, Jijé, Franquin, Giraud etc... Indépendament du talent, le contexte est important pour une réussite.

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    • Répondu par Franky le 12 décembre 2013 à  21:17 :

      Comme disait Oncle François : "Dans ce milieu, le copinage et les amitiés font beaucoup."

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      • Répondu par barrios Eliabeth le 4 décembre 2016 à  18:22 :

        Ne pas oublier le TALENT,rt celui de Derib est incontestable

        Répondre à ce message

        • Répondu par Eric B. le 5 décembre 2016 à  10:04 :

          Tout à fait : le copinage ne fait pas tout et c’est bien la reconnaissance du public qui prime !

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  • On parle toujours de Cosey pour le grand prix d’Angoulème.
    A la maison Lombard, Dérib plus discret me semblerait un choix tout à fait justifié.
    Et il s’addresse à tout les publics, jeunesse comme plus adultes.
    Dans les listes des grands auteurs il serait bien ne pas l’oublier.

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    • Répondu par Oncle Francois le 12 décembre 2013 à  11:11 :

      Plus discret, mais aussi plus lisible. Ecolo, mais de façon naturelle et non ostentatoire. Populaire et tout public, et non intello pour bobos friqués (style : je reviens d’une semaine de voyage et de "méditation" au Népal, c’était suupeeer !). Oui, c’est bien vrai qu’il faudrait davantage parler de Monsieur Derib (il me semble que certains de ses Buddy Longway étaient particulièrement réussis pour l’époque). Même s’il n’est pas Grand Prix, cela ne lui ferait pas de mal !!!

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