Né en 1957, Enrique Alcatena a fait ses gammes dans les années 1970 en assistant son compatriote Julio César « Chiche » Medrano, alias A. Martinez et divers pseudonymes, grand nom des historietas argentines. Lui et son élève sont pourtant encore trop peu connus sous nos latitudes. Au contraire du marché mainstream américain, où comme en Argentine, « Quique » Alcatena, a su se faire beaucoup apprécier.
Les impératifs économiques l’ont résolu, depuis longtemps déjà, à consacrer un premier pan de sa production à des œuvres plus commerciales, mais de qualité, et un deuxième à des projets plus personnels. Il a été employé comme dessinateur ou illustrateur par les principaux éditeurs argentins. Et, après d’autres, il a ressenti à certains moments la nécessité d’exporter son talent.
En cela, il s’inscrit dans le sillage de son maître Chiche Medrano ou d’un Fransisco Solano López et de son studio, qui ont produit des travaux à destination du marché britannique, traduits dans des petits formats en français ensuite. De même, la baisse d’activité des magazines argentins avait conduit vers 1959-1960 Hugo Pratt à revenir d’Amérique du Sud et directement s’installer à Londres pour être employé par l’éditeur Fleetway.
Après des histoires destinées à des magazines argentins ou italiens, voire publiés dans les deux pays dans les années 1980-1990 (Skorpio, Lanciostory), ainsi que du Royaume-Uni (tel Starblazer de DC Thompson), Enrique Alcatena a poursuivi dans cette voie. En effet, distingué pour son style graphique détaillé, mélange de motifs hachurés denses et d’aplats noirs, il put enchaîner avec des collaborations prestigieuses sur des titres dédiés aux super-héros de DC Comics ou Marvel, chez Dark Horse (notamment la licence Predator), etc.
En parallèle, il s’est néanmoins investi dans des créations plus personnelles, seul (voir Les Carnets secrets de Marco Polo, Albin Michel, 2000) ou en compagnie de scénaristes compatriotes (Barlovento, avec Eduardo Mazzitelli, Warum, 2019). Lui qui a dessiné Batman en pirate dans Detective Comics amalgame dans son univers l’aventure stevensonienne à d’autres renvois littéraires ou prise la science-fiction, le fantastique, jusqu’à l’horrifique.
Sur ces Chroniques amérindiennes, le scénariste Gustavo Schimpp, né en 1966, raconte dans leur prologue : « Vers le milieu des années 90, je commençais juste à vendre mes histoires à la maison d’édition Eura, en Italie, pour ses revues Skorpio et Lanciostory, et l’éditeur argentin qui officiait aussi en tant qu’agent, mais surtout Quique, m’offrirent la possibilité de travailler sur un projet commun. »
Comme Gustavo Schimpp le précise, l’idée de l’éditeur d’origine visait à « proposer des histoires courtes, tandis que la nôtre était de réaliser une série, c’est ainsi que nous avons combiné les deux afin de faire naître « une série cachée ». » Il dit avoir appris en ces circonstances, grâce à son ami Quique, à « être à l’écoute de ce que le dessinateur souhaite dessiner. » Et ce dernier avait alors envie d’« histoires qui se passeraient dans les bois », ceux des récits à la James Fenimore Cooper, mais « seulement avec des indiens ».
Le pari, tenu, consista à « se mettre dans la peau de ces peuples ». Cependant, il ne s’agit pas des Amérindiens à cheval du XIXe siècle des Grandes Plaines de l’Ouest vus dans les westerns. Il est ici question des Indiens des forêts du Nord-Est du continent américain, les Woodlands.
Leur civilisation ancestrale proche de la nature, fondée sur la culture des Trois sœurs (maïs, haricots, courges), relève de l’ensemble géographique du Nord-Est. Il s’étend du Lac supérieur, l’un des Grands Lacs, à l’Océan Atlantique et est délimité au Sud au niveau du confluent de l’Ohio et du Cumberland. Entre le XVIe et le début du XIXe siècle, ces Woodland Indians traversaient à pied ou en canoë de vastes et inextricables forêts. Les cours d’eau constituaient les seules véritables voies de circulation dans ce milieu.
Suite à l’arrivée des Blancs, étant impréparés aux chocs des cultures engendrés, y compris les guerres et les maladies dévastatrices amenées par les nouveaux venus, les autochtones leur résistèrent plus ou moins bien. Motivés par la quête d’objets manufacturés, en particulier en métal, d’armes à feu ou d’alcool, ils développèrent avec eux un commerce d’échange alimenté par la traite de la fourrure à destination du Vieux Continent.
Dans ce contexte sont convoqués par les deux Argentins tour à tour des Iroquois, dont des Mohawks et des Oneidas, des Abénakis ou des Mohicans. S’y mêlent des Hurons ou des Ottawas (Outaouais), de ceux qui ont légué leur nom à la capitale du Canada.
Apparaissent également des Micmacs. Localisés à l’embouchure du fleuve Saint-Laurent, ils étaient volontiers marins et corsaires — on n’est pas très loin du Black Crow de Jean-Yves Delitte ! Avec d’autres autochtones de la côte atlantique plus au Sud, ils ramassaient des coquillages. Cette activité entretenait un autre processus d’échange sur de longues distances, entre Indiens, celui des précieux wampums. Ces ceintures symboles de paix apaisaient les conflits tribaux.
En parcourant les planches de Chroniques amérindiennes, le lecteur très averti relèvera des influences, y compris graphiques, s’inscrivant dans une certaine tradition des magazines de l’âge d’or de la bande dessinée argentine. Les auteurs, plus jeunes, durent énormément les lire.
Ceci procède de toute une production de dessinateurs ayant émigré vers l’Argentine, d’origine italienne notamment, comme le fit adolescent Juan (Giovanni) Zanotto, très actif dans Skorpio (en Argentine, 1974-1996/version italienne à partir de 1977).
Parmi ces Italiens arrivés après la Seconde Guerre mondiale, Paolo « Paul » Campani devait créer le personnage de Misterix (avec Massimo Garnier), donnant son nom à un fameux magazine. À l’invitation de Cesare Civita, de l’Editorial Abril, vinrent en outre ceux du Groupe de Venise de la revue L’As de Pique (Asso di Picche, 1945-1949), eux aussi inspirés par les super-héros américains ou par Milton Caniff, parmi lesquels les dessinateurs Hugo Pratt, Ivo Pavone ou Dino Battaglia.
Préfigurées par Indian Lore ou Indian River (avec Mario Faustinelli) parus dès 1947-1948 dans la Cité des Doges, les sagas nord-américaines importantes d’Hugo Pratt sont publiées en Argentine à partir de 1957, puis rééditées en Europe ensuite. Dans l’ordre de leur publication originale, il s’agit de Ticonderoga (avec Héctor Germán Oesterheld, Humanoïdes associés, 1982), de Billy James (avec Mino Milani, alias B. Danning, Humanoïdes associés, 1980) ou de Fort Wheeling 1 et 2 (Casterman, 1976 et 1995).
De surcroît, considérant les liens éditoriaux étroits entre l’Argentine et l’Italie, la parution d’Un Été indien d’Hugo Pratt et Milo Manara (Casterman, 1987) y a rencontré un fort impact. D’autant qu’elle s’effectue initialement dans la version italienne de la revue Corto Maltese en 1983, qui a un pendant argentin. Cet impact, leur autre collaboration marquante, El Gaucho (Casterman, 1995), ancrée dans le passé de l’Argentine, ne put que l’amplifier...
Le duo Schimpp-Alcatena, certainement abreuvé de telles références, avec l’aide d’une documentation d’ailleurs citée dans le prologue et avec un talent propre incontestable, a donc concocté avec brio ses récits courts. Il y a tiré le meilleur parti des croyances mythologiques et conceptions du monde aux accents panthéistes de ces Amérindiens des Woodlands.
Le réalisme magique très sud-américain des deux artistes argentins a contribué à faire de leurs histoires des petits bijoux de syncrétisme culturel, très inspirés, voire un peu inquiétants, comme il se doit. Et puis, n’oublions surtout pas que l’Argentine demeure un pays imprégné de la culture amérindienne de ses premiers peuples et par leur métissage avec le reste de la population, en majorité des immigrés européens...
La dernière histoire, intitulée « Les Murmures des bois », constitue l’apothéose de l’ouvrage, avec une admirable et poétique invention fictionnelle brodée autour de l’échange d’un wampum. Mais foin de détails, mieux vaut que vous lisiez vous-mêmes ces merveilleux contes !
Merci à iLatina Éditions de nous avoir proposé la traduction par Thomas Dassance de ces Chroniques Amérindiennes. Grâce à cet éditeur, le lectorat francophone devrait bientôt (re-) découvrir de nouvelles perles de ce type. Elles seront absolument à accrocher au wampum de chaque vrai amateur de la bande dessinée, tant il est vrai que l’Amérique du Sud regorge de ces singuliers joyaux.
(par Florian Rubis)
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Chroniques amérindiennes, par Gustavo Schimpp & Enrique Alcatena, iLatina Éditions.
Site de l’éditeur :
http://ilatina.fr
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