Le rêve en question s’appelle aussi romantisme. Jacques Ferrandez
l’évoque lorsqu’il intercale dans son histoire dessinée de l’Algérie des croquis pittoresques, fantasmes d’un Orient coloré et voué au culte des sens : la vie qui grouille, les femmes au harem - ce merveilleux bordel conjugal, les paysages qui sont comme des jardins, gras et odorants. En toutes choses des promesses de mystères et d’abondance ; l’Orient, chez Ferrandez, est une femme que l’homme blanc rêve alors de posséder.
Mais l’homme blanc passe à l’acte, et c’est là son blasphème. Colon, religieux ou industriel, il tend ses cordeaux dans l’Eden au nom de ses valeurs universelles. Ferrandez raconte l’histoire de tous les Adam et Eve venus de métropole cultiver un coin de palmeraie, suivis de quelques générations de prospérité.
Et puis un doute. Qu’a-t-on fait ? Dans une séquence d’Hugo Pratt, un poignard vole et se plante dans le dos d’une belle indigène. La nymphe s’effondre en ouvrant les jambes comme un coquillage qui cède sous la lame, et nous offre en expirant la vue de son sexe ; un orifice fantasmatique pour une entaille mortelle, une même forme en fuseau dont le déplacement pathétique dit le crime qui vient d’être commis en plein sommeil. Cette image, belle et choquante, est la fin du rêve. Après vient le remords.
Ce réveil brutal est tout particulièrement illustré par Jean-Philippe Stassen et Peter Van Dongen qui mettent chacun leur art d’enlumineur au service d’un témoignage à charge, objectif et implacable, sur la colonisation. La guerre, la torture, les suites dramatiques de la décolonisation.
On peut encore rêver un peu. Les aventures de Corto Maltese sont un long voyage somnambulique dans lesquelles les femmes sont des apparitions et les événements historiques des décors mouvants projetés par la lanterne magique de Pratt. Son dessin élégant et désinvolte fait merveille pour rendre les grandes enjambées de son personnage à travers les paysages et les conflits armés. Mais Pratt évoque aussi la mort de son héros au détour d’une case : Corto Maltese disparaîtra pendant la guerre d’Espagne, dernier conflit romantique après lequel le beau marin n’a plus sa place.
(par Alexandre Franc)
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En médaillon : Extrait d’une aquarelle de Hugo Pratt (c) Pratt & Cong SA.