Comment définir KSTR ? Comme une collection ?
Didier Borg : Quand j’ai démarré KSTR, j’ai tout de suite réfuté l’idée de collection et parlé d’un label. Dans un label, on peut avoir un tas d’expressions qui peuvent se fréquenter sans s’opposer. Alors que, dans une collection tout le monde a la même tête, et les bouquins se ressemblent. Je suis trop multiple pour m’imposer l’idée d’une collection. Je ne suis spécialiste en rien, amateur en tout. Donc je dois, pour ma santé mentale et pour mon plaisir, passer de Will Argunas à Bastien Vivès, de Bastien Vivès à Nkodem… Parce que j’aime tout ! Après, je peux me tromper, faire des erreurs, mais j’aime cette diversité.
Faut-il être jeune pour travailler chez KSTR ?
D.B : J’ai accueilli Fred Bernard. Pour moi, c’est un auteur de talent qui a une expression en BD vraiment passionnante. Quand nous nous sommes rencontrés, nous avons estimé que nous avions des choses à se dire, tout simplement. Donc la porte n’est fermée pour personne et il n’y a pas de limite d’âge. Ce serait une idiotie complète de ma part de dire « non, tu es trop vieux, tu ne viens pas chez moi ». Par contre, il y a, parmi les grands auteurs de la BD, une autocensure qui fait que quand on parle de KSTR, ils me disent « ah oui, c’est génial, mais je ne peux pas le faire ». Et quand je leur demande pourquoi, ils me répondent : « tu sais, je suis habitué à faire des albums où je peux m’exprimer sur 46 planches, éventuellement sur 54, et puis j’aime avoir 2 ou 3 tomes… ».
Finalement, est-ce une question économique ou de méthode de travail ?… Mon format leur fait peur. Par contre, je vais expérimenter avec les auteurs avec qui je travaille, des formats plus courts, dans les 80 pages. Cela reste long par rapport à d’autres, mais nous ne sommes plus dans les 120 ou 140 pages... Je commence donc à m’ouvrir à d’autres typologies de format parce que cela se justifie.
Ce qui surprend également, c’est la qualité du papier. Les couvertures souples du début ont disparu…
D.B. : C’est un investissement plus lourd bien sûr. Cela répond d’abord aux attentes des lecteurs. J’étais arrivé avec mon équation, où j’abordais la BD avec un rapport économique réduit, un livre à moins de 10 euros avec de la couleur dedans. C’est quand même rare à notre époque, surtout s’il y a 120 pages. Et on m’a dit : "non tes bouquins souples on en veut pas, c’est pas ça la BD !". J’ai donc accepté le changement et je suis allé vers un aspect qualitatif et respectueux de l’auteur et du lecteur. Du coup, ça commence à essaimer. Si on regarde les dernières publications Casterman, il y a d’autres choses qui ont émergé : nous sommes moins classiques, moins formatés, plus libres… KSTR nous a montré que parfois, par timidité, on s’impose des censures (y compris des censures sur le format). Moi, je n’ai pas de censures, en tout cas si j’en ai, elles ne sont pas visibles. Donc je provoque des envies, peut-être des jalousies, mais en tout cas, ça permet à d’autres de se dire « je peux le faire aussi », et tant que ça tire vers le haut, c’est une bonne chose.
Après presque quatre ans de travail, l’ambition de KSTR est-elle toujours identique ?
D.B. : Oui, l’ambition reste la même. D’autant plus, que ce que j’ai imaginé il y a quatre ans de ce que pouvait être KSTR, se concrétise aujourd’hui. Quand j’ai présenté mon projet, c’était pour ouvrir des portes à de jeunes auteurs et pour rajeunir les auteurs et le lectorat. Très rapidement, j’ai dit à Casterman que ce n’était pas suffisant et que s’ils voulaient toucher un lectorat nouveau il fallait toucher au numérique. Il y a des choses qui se passent sur internet : des gens qui discutent, des talents qui se baladent… On m’a alors catalogué "éditeur de blog", ce qui n’était absolument pas le cas. Par contre, je suis allé là où je pouvais rencontrer des gens plus vite parce que je ne connaissais personne dans la BD et c’était plus facile pour moi. J’ai créé un site, qui est totalement obsolète aujourd’hui, mais qui avait le mérite de poser les jalons. L’idée était d’être un éditeur au cœur du système et un éditeur accessible. Ce site est devenu une plate-forme communautaire, comme on le dit aujourd’hui. Mais à l’époque, je n’ai pas eu les moyens économiques, techniques et humains pour aller au bout de mes idées. Sans regrets. Et puis tout un tas de trucs sont apparus : l’iPhone, Facebook… Bref plein de choses qui venaient compléter mes idées et les accompagner.
Aujourd’hui, on entend partout « numérique, numérique… ». Je me fiche de ce mot. Je vis dans mon monde et dans mon époque. KSTR qui porte les gènes de cet ordre ne les a pas encore exploités mais les exploitera bientôt. C’est une concrétisation future des ponts qui doivent exister entre l’univers de la communauté virtuelle et de l’expression numérique et l’univers du papier. Les auteurs qui se contentent du numérique sont rares. On a besoin d’avoir du papier, c’est une question de valeur. On n’a pas besoin d’avoir tout sur papier, mais on aime avoir du papier pour ce qu’on aime bien. Et je crois que KSTR c’était ça à l’ origine, c’était « dites moi ce que vous aimez et on ira le faire ensemble ». Mon idée est là et je n’ai pas su la construire tout de suite mais aujourd’hui tout est là pour le faire ; mon idée reste la même et je la martèle. Maintenant que j’ai des auteurs, on cherche ensemble les idées qui nous plaisent et les territoires qu’on veut voir émerger.
N’y a-t-il pas un danger artistique, lié aux contraintes techniques, à vouloir à tout prix mettre la même histoire sur un iPhone et sur un album de papier ?
D.B. : Il y a deux choses dans la question : il y a d’abord le travail de réexportation d’un travail papier vers un téléphone, parce que c’est tout ce qu’on a aujourd’hui, le téléphone. Ma position est simple : cela n’a d’intérêt que partiellement sur le plan éditorial. Mon objectif sur le plan numérique n’est pas une démarche qui ne viserait que le téléphone puisque ce n’est qu’un des outils qui sont à notre disposition, mais qui viserait d’abord de faire de la création qui s’inscrive dans un format. Et le format le plus universel en numérique, c’est l’écran. Donc l’idée c’est de réfléchir "écran". Que ce soit une tablette ou un ordinateur, peu importe. Mais la formulation du récit et son organisation devra être la même quel que soit l’écran.
Oui, mais la taille de l’écran n’a-t-elle pas une influence ?
D.B. : Oui bien sûr, ça dépend de la taille de l’écran qu’on vise, mais il y aura une régulation je pense. On s’interdira d’aller exposer au cinéma quelque chose qui n’est pas fait pour. Qui va aller lire une bande dessinée au cinéma ? Il faut rester cohérent. Je pense qu’on pourra aller facilement du grand vers le petit mais difficilement du petit vers le grand. Le petit n’est qu’une opportunité de voyage : si je veux me balader avec mon récit préféré, le téléphone est là pour ça, mais je ne pense pas que ce soit un objectif en tant que tel.
Donc dans votre ligne éditoriale, vous envisagez de la création spécifique à destination des écrans ?
D.B. : Bien entendu. Une création spécifique à l’écran mais avec deux objectifs : d’une part, la fréquentation du récit la plus rapide possible et d’autre part, l’émergence de la volonté d’une communauté, la communauté de lecteurs, de nous dire « ça c’est génial, mettez le nous sur papier, parce qu’on le veut dans notre bibliothèque ». Et pour moi, c’est demain peut être le moyen intelligent de régulation de ce qui se passe en BD aujourd’hui. Les librairies ne sont pas extensibles et c’est compliqué pour un libraire de tout mettre, de tout lire et de tout exprimer face à ses clients. Essayons donc de mixer la capacité d’expression entre l’écran et le papier. Ce qui nous manque aujourd’hui, ce sont ces merveilleux magazines de la belle époque. Exprimons une logique de prépublication dans les magazines d’aujourd’hui que sont devenus les magazines numériques. Repérons les meilleurs récits et les auteurs en devenir qui ne sont pas encore publiés en librairie. Et re-remplissons les librairies avec des albums qui doivent impérativement exister. Le problème d’aujourd’hui est simple : le talent collectif des auteurs a progressé de manière magistrale ces 15 dernières années, les techniques de création se sont libérées, les outils qui permettent la création sont plus disponibles… Donc il est plus exceptionnel de devenir un grand auteur en dessin. Donc, dans un choix pléthorique, il est évident qu’il faut un peu de régulation et tout le monde ne peux pas réussir. Et si on veut voir émerger les vrais récits, il n’y a qu’un seul- et je suis très sincère là-dessus – maître à bord, c’est le lecteur final. Nous éditeurs, nous ne sommes que des passeurs, en tout cas c’est comme ça que je me vois. Bien sûr, nous pouvons orienter, refuser… Mais c’est le lecteur seul qui va faire le succès ou pas.
Le plus bel exemple que j’ai, c’est mon expérience avec Bastien Vivès sur Le Goût du chlore. Qui aurait pu parier qu’un livre de 144 pages, dont 120 sont muettes avec un garçon qui nage dans une piscine, serait l’élément révélateur d’un auteur extrêmement talentueux ? Quand je suis arrivé avec ce bouquin, j’ai vraiment cru qu’on allait me le refuser en me disant : « écoute mon garçon tu es mignon, change métier ! ». Mais voilà, la force de l’édition et du public, c’est qu’à un moment, même si c’est long, ils vous disent "bravo ! Là vous nous avez apporté quelque chose d’intéressant et on vous récompense parce qu’on achète vos bouquins". Je pense qui si nous savons apporter de la liberté dans la démonstration récurrente de nos récits, dans une logique de prépublication (tous ces mots sont barbares mais ils font partie du métier), nous arriverons à faire ré-émerger du talent et chacun retrouvera sa place : de défricheur, de dénicheur, de renverseurs et d’autres, de récupérateurs. Je crois que le numérique doit nous permettre cela et il ne me fait pas peur, bien au contraire. Je crois que c’est une opportunité formidable pour l’ensemble du monde de la BD. Sur le numérique, ce qui va faire la différence ce n’est pas tant le dessin que la puissance de l’histoire. Nous allons avoir besoin d’excellents scénaristes qui savent parler et écrire numérique. Et derrière, le dessin suivra et on s’arrêtera moins sur le dessin au sens "j’ai passé 4 h sur le dessin pour faire des décors absolument incroyables". Mais peut-être qu’au contraire, il sera nécessaire d’aller jusque là parce que nous pourrons nous amuser à agrandir le dessin, plonger dedans et que nous aurons inventé du bonus numérique intéressant. Mais je pense qu’il ne faut pas être obsédé à vouloir être juste dans tel ou tel format ; il faut d’abord être juste dans l’histoire que l’on porte et dans la manière dont on la transporte sur le plan numérique ou sur le plan du papier.
Comment voyez-vous le lecteur de demain dans cet environnement numérique ?
D.B : Le lecteur actuel de la BD ne se dira pas "je suis lecteur de BD", mais se dira "je suis lecteur… de quelque chose". Je dis souvent autour de moi : « il faut qu’on change de logiciel ». Nous devons faire un formatage de notre disque dur. Ce qui ne veut pas dire que je refuse ce qui existe, ni que je réfute les références et l’historique, ça veut juste dire qu’à un moment, nous devons être en accord avec les outils que nous avons autour de nous. Si je travaille avec un Word 1982 alors qu’aujourd’hui j’ai un Mac book, ça ne sert à rien, ce n’est même pas compatible. Donc trouvons le logiciel compatible avec notre époque pour construire quelque chose, trouvons les auteurs qui vont construire ce logiciel et ces auteurs sauront parler à des lecteurs qui leur ressemblent.
Tous les récits seront-ils adaptés à tous les supports ?
D.B. : Il y aura des lectures courantes qui seront faciles à exporter sur du numérique même si elles viennent du papier. Il y aura des œuvres fondamentales qui pour certains lecteurs ne seront que des histoires à lire rapidement, et pour d’autres resteront des œuvres majeures qui ne se lisent que sur du papier. A nous de trouver le bon équilibre, sans tomber d’un côté dans la critique permanente, ni de l’autre dans un opportunisme à tout crins. La duplication n’est qu’une logique nécessaire et opportuniste de l’instant.
(par Laurent Boileau)
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Photo © L. Boileau
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