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TRIBUNE LIBRE À Didier Pasamonik : Tibet ou le nécessaire génie des gens simples

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 10 janvier 2010                      Lien  
Samedi 9 janvier avaient lieu les obsèques de Tibet, un auteur exemplaire, une personnalité chaleureuse caractéristique de ces créateurs qui ne font pas d’actualité brûlante et qui n’accrochent pas forcément l’attention des critiques, voire même des historiens, mais qui constituent néanmoins la substance essentielle du métier de la bande dessinée.

C’était un homme sans prétention, issu d’un milieu modeste et qui, malgré une certaine réussite, l’était resté. La BD, il l’avait connue alors qu’elle était qualifiée avec mépris d’ « illustré », que les auteurs étaient considérés comme de la piétaille, et que les médias ne s’intéressaient pas à elle.

Durant toute sa longue carrière, près de 60 ans, il avait rencontré et cultivé l’amitié des plus grands : Hergé, Goscinny, Franquin, Peyo, Morris, Roba… Je ne reviendrai pas sur son parcours dont on a beaucoup parlé déjà par ailleurs.

Ce qui frappait dans l’énorme foule venue l’accompagner au crématorium de l’avenue du silence, à Uccle (Bruxelles) en dépit d’une tempête de neige, c’était l’unanimité autour de cet homme éminemment amical : On reconnaissait, outre ses éditeurs Claude de Saint-Vincent et François Pernot, ses amis proches : André-Paul Duchateau, Salvatore Adamo, Dany, Bob De Groot, mais aussi un scénariste venu de loin comme Christophe Arleston, sans compter le ban et l’arrière-ban de la bande dessinée belge, de Jean Van Hamme à Hermann,, de Jean Dufaux à René Hausman, de Frédéric Jannin à Isabelle Franquin.

L’auteur idéal

Les discours égrenaient les anecdotes, notamment celle du directeur-général du Lombard fraîchement arrivé dans les années 1980, François Pernot, gêné par le titre du dernier Chick Bill, que l’auteur lui révélait, les yeux piquant de malice, en route vers Angoulême et dont les calembours vaseux étaient légendaires : L’homme qui a tempêté. L’éditeur devait notamment souligner combien il a maintenu le catalogue du Lombard vivant, soutenant l’entreprise alors qu’elle était sur le point de défaillir, faisant remarquer que « par sa fidélité et sa productivité, il était pour un éditeur l’auteur idéal »

Il y eut Dany, à son chevet à la suite de son deuxième infarctus (Tibet en collectionna quatre), et à qui le dessinateur de Ric Hochet disait un peu dépité : « Je n’ai rien trouvé à dire comme « mot de la fin. ». Tel était Tibet, toujours à rire de tout et qui appliquait à la lettre cette sentence de Paul Léautaud : « Au-dessus du devoir, il y a le bonheur. »

Dans les hommages qui lui ont été rendus, j’ai retenu celui du Tagesblatt qui titrait, en faisant référence à la philosophie de vie heureuse qui était la sienne : "Disparition du Dalaï-Lama de la BD".

TRIBUNE LIBRE À Didier Pasamonik : Tibet ou le nécessaire génie des gens simples
Octobre 2006 : Toutes les personnes présentes se rappellent de Tibet parlant de son ami Franquin : Il ne put retenir ses larmes.
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Comment j’ai rencontré Tibet

J’ai notamment pu raconter auprès de quelques personnes présentes comment j’ai rencontré Tibet pour la première fois.

Nous avions 13 ou 14 ans. Mon frère et moi avions repéré dans un épisode de Chick Bill (je crois bien que c’était Route d’acier, mais je n’ai pas l’exemplaire sous la main) que Kid Ordinn et Dog Bull portaient un numéro de matricule étrangement long. On soupçonna que c’était un numéro de téléphone. Avec la candeur de la jeunesse, nous avons entrepris de le former : « - Allo, vous êtes Monsieur Tibet ? –Oui. – Nous avons lu votre numéro de téléphone dans Chick Bill, est-ce qu’on peut passer vous voir ? – Oui. » Nous avons appris en le rencontrant que nous étions les premiers à l’appeler et que l’autre numéro de téléphone était celui d’Albert Weinberg.

Grâce à Tibet, mon frère et moi-même sommes entrés dans le petit monde de la BD, c’est dire si nous lui devions beaucoup. Il nous présenta ses amis : André Franquin, Paul Cuvelier,… Vous imaginez ?

Plus tard, quand nous avons lancé notre librairie spécialisée au boulevard Maurice Lemonnier à Bruxelles, nous l’avons tout naturellement intitulée Chic Bull. Il nous fit l’honneur d’en dessiner le logo. Parmi les premiers albums de Magic-Strip, la maison d’édition que mon frère et moi avions fondée en 1979, Tibet figurait au catalogue avec Globul et Mouminet & Alphonse (cosignés par Greg et Goscinny). Nous étions fiers comme des paons.

C’est pourquoi je n’oublierai jamais Tibet, mon ami. Je suis heureux d’avoir pu grandir à la lumière de sa bonne humeur rayonnante.

Un maillon essentiel

Je reviens sur l’intitulé de mon article qui rappelle que Tibet ne prétendait pas au génie, surtout quand il se comparaît à ses amis proches comme Franquin, Uderzo, Peyo ou Goscinny. Il n’a peut-être n’a pas fait, historiquement parlant, « école », puisqu’il se revendiquait lui-même de la tradition d’Hergé et de Disney, mais il joua néanmoins un rôle essentiel dans le paysage de la BD franco-belge. Avec sa production abondante et régulière, il nourrissait le catalogue de l’éditeur de l’avenue Paul-Spaak avec constance. Sa participation à toutes les aventures collectives de la BD belge, notamment sa présence aux côtés du Centre Belge de la BD comme nous le rappelait encore vendredi son directeur Jean Aucquier, toutes ses actions, ont été déterminantes.

Mieux : il lui conservait un public fidèle, toujours ravi de recevoir un nouveau Tintin et un nouveau Blake & Mortimer, mais qui avec le temps avaient appris à attendre les « divas ». Tibet ne faisait jamais la diva. Ses albums étaient chaque année à l’heure, de qualité égale, certains un peu fades, d’autres touchant à ce que l’on pouvait lire de meilleur dans la BD franco-belge. C’était un homme « de troupe », un de ces grognards indispensables qui font gagner les batailles, qui savaient bâtir avec un public nombreux un lien privilégié.

Il était en clair l’un des auteurs éminents de cette « bande dessinée commerciale et populaire » qui nourrit, par sa régularité et par son volume, un réseau de points de vente qui permet encore aujourd’hui à « l’autre bande dessinée », celle dite « d’auteur », d’assurer tout simplement son existence.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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5 Messages :
  • Tout à fait d’accord avec le sens général du message !
    Il est aussi dommage de voir cette opposition artificielle entre auteurs dit "commerciaux" et auteurs dit "grands artistes".L’important étant que Les uns et les autres aient toujours voulu faire de bons livres, certains plus tournés vers la distraction, d’autres vers la réflexion. Ou inversément !... L’un n’empêchant d’ailleurs pas l’autre.
    Pour ce qui concerne Tibet il était le représentant d’une bande dessinée qui a disparu en ce sens qu’il avait maintenu un lien avec son public pendant plus de 50 ans avec une régularité et une productivité incroyable et cela dans la bonne humeur, la qualité, et dans un contact joyeux avec les lecteurs (comme avec les professionnels !).Ce qui fait que pour la génération des trente glorieuses "nous avons tous quelque chose de Tibet en nous" ! Faire 77 Ric Hochet avec le même et talentueux scénariste et d’une même main qui les a tous tracés (sauf les décors) c’est exceptionnel et cela ne se reverra sans doute plus. C’est cette conception créatrice et éditoriale de la bande dessinée qui disparait avec Tibet. C’est cela qui signe le changement d’époque et cela que secrètement nous regrettons tous un peu. Mais pour terminer avec un sourire, et lui faire honneur, je n’en dirai pas plus car c’est bien lui "l’homme qui a tempêté".

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  • C’est effarant de voir comme les "amis" se découvrent toujours après le décès d’une personnalité. Vous n’aviez que 20 ans et Tibet est devenu votre ami ? Dans ce métier où tout le monde il est beau et tout le monde il est gentil, il est très courant que de simples lecteurs, voire des acteurs de deuxième plan, parce qu’ils ont rencontré à quelques reprises un auteur, prétendent devenir leur "ami" ! Dans ce monde malheureusement égoïste et belliqueux, le mot amitié est galvaudé à tort et à travers. Lorsqu’on interroge un quidam - n’importe qui - on se rend facilement compte que l’être humain dénombre trois, voire quatre amis au maximum, les "vrais" amis. Ceux sur qui on peut compter à tout heure du jour et de la nuit, ceux qui ne posent pas de question lorsqu’on leur demande de l’aide. Etiez-vous vraiment un de ceux là ? Ou simplement un bon copain ? Cette subtilité linguistique me semble nécessaire pour quelqu’un qui se déclare journaliste. N’est-ce pas ?

    Pour le sujet de l’article : oui Tibet était un artisan, comme il y en a des milliers dans le métier. Il y a très eu de génies dans le neuvième art mais ce n’est pas ce dont le public attend. Par contre, Tibet a réalisé des excellents albums, principalement dans les années 50-60 et par la suite on a pu se rendre compte que la créativité n’était plus là. Comme dans plus de 90% des cas après une vingtaine d’années d’activité. Ce n’est pas moi qui le dit, ceci transparait dans nombres d’interviews d’auteurs bd.
    Vous avez publié récemment une info que Glénat ne souhaitait plus éditer Aldo Rémy, avez-vous sous la main les chiffres de ventes des deux premiers albums ? Pensez-vous que le Lombard, société commerciale, fera "un geste" en la mémoire de Tibet en éditant le troisième opus ?? personnellement, je ne le crois pas.

    merci à Tibet pour ses fabuleuses histoires publiées dans Junior et Tintin et vive la BD.

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    • Répondu par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 12 janvier 2010 à  22:40 :

      Cher Monsieur,

      Je compatis avec votre difficulté à vous faire des amis. Vous devez être très handicapé dans la vie et je suis sincèrement désolé pour vous. Avez-vous essayé Facebook ?

      Plus sérieusement, j’ai été un peu plus qu’un fan (assumé !) et un journaliste pour Tibet, puisque j’ai été aussi son éditeur à deux reprises et qu’il a prêté (gracieusement) ses personnages à la librairie que nous possédions mon frère et moi à Bruxelles.

      Croyez-vous qu’il l’aurait fait pour des "inconnus" ou de "simples connaissances" ?

      Qui êtes-vous pour exiger, tel que vous le faites, un "certificat d’amitié" ? Pas un ami de Tibet en tout cas, à lire la façon dont vous en parlez.

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      • Répondu par Sébastien le 13 janvier 2010 à  14:54 :

        Je ne pense pas que l’heure soit à la chamaillerie quant à savoir si l’un ou l’autre était l’ami intime ou non de Tibet.

        Même si le mot "amitié" est souvent galvaudé de nos jours et qu’effectivement, les amis se comptent sur les doigts de la main. Je dirai même que souvent, les gens n’ont pas d’amis intimes ou alors en ont un seul, parfois deux.

        Concernant Aldo Remy, il est clair que les éditions Glénat publieront désormais le troisième album sans problème, vous verrez.

        Puisque vous parlez d’amitié...Pourquoi ne pas vous appelez tous les deux et aller prendre un café (ou une bière si c’est encore possible d’en boire une avec la grève de ces derniers jours ;) et apprendre à vous connaître et peut-être...devenir des amis ?

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      • Répondu par Jérôme le 13 janvier 2010 à  15:14 :

        Quel violence dans ce message anonyme en réponse au gentil texte de Didier Pasamonik. Je suis vraiment scandalisé par la virulence qui est à l’oeuvre sur les forums consacrés à la Bande dessinée.

        Il me semble que ce medium porte plus qu’un autre les frustrations et les rancoeurs. Il n’est besoin que de lire les farouches querelles des amateurs de Jacques Martin (par exemple) pour comprendre comment les choses s’enveniment... tout ça pour un univers que les gens prétendent aimer ? Etrange façon d’aimer et de discuter d’un art qui est tout de même assez jeune !

        Réagirait-on de la même façon pour des hommages à des célébrités du cinéma ? Un hommage rendu à Rohmer aurait-il droit à une telle réaction ? Sans doute est-ce dû aux limites du web participatif. Tout le monde ne peut pas donner son avis sur tout... visiblement.

        Merci de ce beau texte, en tout cas. ActuaBD est un site honorable, respectable et sans M. Pasamonik, qui fut et est encore éditeur, la Bande dessinée serait différente, il ne faut pas l’oublier...

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